Saddam Hussein, en 1990, n’avait pas compris qu’avec la chute du Mur, le
monde avait changé. Il pensait que l’URSS allait le protéger de l’Amérique après
son invasion du Koweït, et a payé cher cette erreur. Outre les coûts de la
guerre perdue de 1991, l’Irak, en raison du lâchage soviétique, s’est vu
infliger par les Nations Unies un régime de sanctions internationales d’une
ampleur et d’une dureté encore inégalées à ce jour.
Le 6 août 1990, quatre jours après l’invasion du Koweït, le Conseil de
sécurité adopte, avec l’accord de ses cinq membres permanents, la résolution
661 instaurant un embargo généralisé sur toutes importations et exportations
d’Irak, comme sur tous mouvements financiers. Elle prévoit toutefois une
soupape de sûreté humanitaire avec la création d’un dispositif plus tard
baptisé« pétrole contre nourriture », mais celui-ci ne se mettra en
place qu’en 1996, en raison de la résistance irakienne. Après la libération du
Koweït, la résolution 687, adoptée le 3 avril 1991, à nouveau avec l’accord des
cinq membres permanents, lance un programme de recherche et de destruction de
toutes armes atomiques, biologiques et chimiques, ainsi que des missiles d’une
portée supérieure à 150 kilomètres. Deux jours plus tard, la résolution 688
condamne la répression des populations civiles, notamment des Kurdes, et fonde
le fameux « droit d’ingérence humanitaire ». Allant encore au-delà des
décisions du Conseil de sécurité, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la
France mettent en place deux zones d’interdiction de survol, l’un dans le nord,
dès avril 1991 pour protéger les Kurdes, l’autre dans le Sud l’année suivante
pour protéger les populations chiites.
Au fil des années, le prix économique, social, sanitaire, payé par la
population irakienne du fait de l’embargo soulève des interrogations
croissantes de la part de l’opinion internationale. Les organisations
humanitaires chiffrent en centaines de milliers les décès provoqués, notamment
dans la population infantile. L’on se souvient de Jacques Chirac déclarant en
1997, au sommet de la francophonie à Hanoï : « Nous voulons, nous,
convaincre et non pas contraindre. Je n'ai jamais vraiment observé que la
politique de sanctions ait eu des effets positifs ». A noter qu’en 1996,
la France se retire de l’opération d’interdiction de survol au nord de l’Irak,
et qu’elle se retire en 1999 de la même opération au sud. Entre temps, l’Irak,
qui se plie difficilement aux contrôles internationaux prévus par la résolution
687, connaît en décembre 1998 une vague de frappes ciblées déclenchée par les États-Unis,
en principe pour mettre à mal ses capacités de fabrication d’armes de
destruction massive, mais surtout pour ébranler le régime. Celui-ci, malgré
tout, tient toujours. Il faudra une nouvelle guerre, en 2003, pour le faire tomber.
Comment les sanctions actuelles à l’égard de l’Iran se comparent-elles
à cette histoire ? Tout d’abord, la posture de la Russie, État
successeur de l’URSS, et aussi celle de la Chine, ont changé. Sans doute en
raison de l’évolution de leur vision du monde depuis 1990. Mais sans doute
aussi parce qu’il n’y avait pas au départ de l’affaire iranienne de violation
aussi claire, aussi massive, de la Charte des Nations Unies que dans l’affaire
irakienne, où l’on avait vu l’agression par un pays membre d’un autre pays
membre. La Russie et la Chine ont donc refusé cette fois-ci de cautionner un
embargo allant au-delà de l’objet du litige, c’est-à-dire des domaines nucléaire,
militaire et balistique. Ces sanctions-là n’ayant eu qu’un faible pouvoir de persuasion
sur l’Iran, les États-Unis et l’Union européenne ont convenu d’avoir recours à
des sanctions supplémentaires, de type unilatéral, qui ont interdit tous les
échanges dans le domaine pétrolier, et progressivement tari les flux financiers
entre l’Iran et le monde extérieur. Et pour rendre ces sanctions encore plus
efficaces, les États-Unis ont adopté un dispositif de punition des tiers qui
refuseraient de s’y plier. Cette pratique, dite parfois de « sanctions
secondaires », était naguère vigoureusement combattue par l’Union
européenne. Elle a, cette fois-ci, tacitement admis que Washington fasse
pression sur de nombreux pays, notamment asiatiques, pour qu’ils réduisent
fortement leurs achats de pétrole à l’Iran, ou encore interrompent leurs
transactions monétaires avec Téhéran, hormis en monnaie locale. Malgré sa
coopération, l’Union européenne a néanmoins subi, comme tout un chacun, les
pressions de l’Administration et du Congrès américains, par exemple pour interdire
aux banques iraniennes l’accès à ses services bancaires centralisés.
La nouvelle architecture de sanctions ainsi élaborée souffre d’une
légitimité moindre que celle du dispositif irakien, qui était entièrement
couvert par des résolutions du Conseil de sécurité. Les grands clients pétroliers
de l’Iran : Chine, Japon, Inde, Corée du Sud… ne réduisent leurs achats
que dans la mesure nécessaire pour éviter des représailles des États-Unis. Les
exportations iraniennes de pétrole ont certes diminué de moitié. Mais elles
s’appuient sur un baril vendu entre 80 et 100 dollars, alors que le même baril a
rarement franchi les 30 dollars de 1979,
début de la révolution islamique, à 2005, date de l’élection d’Ahmadinejad à la
présidence. En outre, une partie du pétrole iranien est sans doute revendue sous
d’autres pavillons. Et un certain nombre de banques suffisamment exotiques pour
échapper aux contrôles américains parviennent, contre rémunération appropriée, à
faciliter les échanges de l’Iran avec le monde extérieur.
Certes, le rial iranien s’est dévalué des deux tiers face au dollar,
mais il était jusqu’alors, pour des raisons de prestige, largement surévalué.
Sa valeur actuelle correspond à la vérité du marché. Ce rééquilibrage a eu de
sérieux effets inflationnistes. Il offre en revanche des marges de
compétitivité inédites aux industries iraniennes, jusque là étouffées par les
productions asiatiques, et à terme l’opportunité d’accroître la part des
exportations non-pétrolières dans la balance commerciale du pays. Cette
dévaluation n’est donc pas entièrement négative.
Bien entendu, la population iranienne souffre durement des sanctions,
et aussi de la gestion économique désastreuse de son gouvernement, comme
naguère la population irakienne. Les importations de type humanitaire,
nourriture et produits de santé, échappent en principe à l’embargo, mais la
complexité des procédures permettant de faire jouer cette disposition les
rendent à peu près impraticables, sauf cas exceptionnel, comme lorsque Cargill,
le géant américain de l’agro-alimentaire, trouve intérêt à vendre des céréales
à l’Iran. Tout bien pesé, le choc des sanctions est moins brutal qu’il ne l’a
été dans le cas irakien. La taille de la population ̶ 75 millions contre une vingtaine
de millions pour l’Irak au tournant du siècle ̶
joue à elle seule un rôle d’amortisseur. Et les taux d’autosuffisance
de l’économie iranienne, tant sur le plan agricole qu’industriel, sont clairement
supérieurs, malgré de graves lacunes, à ceux de l’économie irakienne du temps
de Saddam Hussein.
Mais cette population iranienne serait-elle moins résignée à subir le
prix de la politique de son gouvernement que les sujets de Saddam ? Le
régime, pour sa part, est-il prêt, si elle se soulevait, à se montrer aussi
impitoyable que naguère le maître de Bagdad, ou aujourd’hui celui de Damas ?
Cette population a durement subi le choc de la répression associée aux
élections truquées de 2009. Elle n’est pas prête à défier à nouveau le système.
Quant au régime, il n’osera peut-être pas, pour l’élection présidentielle qui
s’annonce, manipuler de façon aussi grossière le scrutin que la fois précédente.
L’un dans l’autre, l’on ne voit pas se profiler la crise interne qui pourrait déstabiliser
la République islamique au point de l’obliger, pour assurer sa survie, à céder
dans son bras de fer avec l’Occident.
Car ce bras de fer est là pour durer un certain temps. La dernière
séance de négociation sur le dossier nucléaire, début avril à Almaty, a révélé
un écart encore très important entre les positions des deux parties, même s’il
y a eu des progrès dans la qualité des échanges. Une avancée décisive paraît
dans l’immédiat hors de portée, d’autant que l’Iran va être maintenant absorbé
jusqu’à l’été par le déroulement de son élection présidentielle.
Pour hâter le moment où la ruine et l’isolement économiques de l’Iran
ne lui laisseraient d’autre choix que de céder, peut-on envisager de passer à
un niveau de pression supérieur? François Hollande annonçait début mars :
« La France prendra ses responsabilités pour que la pression continue, les
sanctions soient aggravées, afin que les dirigeants iraniens se conforment à
leurs engagements internationaux, aux résolutions du Conseil de sécurité». La
difficulté est alors de discerner quelles sanctions décisives pourraient être
ajoutées au dispositif existant. Car ces nouvelles sanctions ne pourront
s’appuyer sur la légitimité des Nations Unies. Elles devront compter avec la
faible motivation de la plupart des pays tiers à participer à une telle
escalade, comme avec l’expérience, forcément croissante, de l’Iran en matière de
contournement. Il n’est donc pas exclu que, comme dans le cas irakien, les
sanctions ne parviennent pas à provoquer la rupture désirée.
D’où, comme naguère en Irak, la tentation du recours à la force. Mais Téhéran
veille à ne pas donner à l’Amérique prétexte à y recourir, prenant soin de
rester en deçà de la ligne rouge tracée par Barack Obama, à savoir le début de
fabrication d’un engin nucléaire, ou même de celle tracée par Benyamin
Netanyahu, à savoir l’accumulation d’un stock d’uranium enrichi à 20% suffisant
pour obtenir à bref délai, au prix d’un enrichissement supplémentaire, la
matière fissile d’une première bombe. Et l’administration américaine n’osera
plus monter de toutes pièces un dossier comme celui qui a conduit à l’invasion
de l’Irak en 2003. Pour bien marquer la différence avec cette époque, la
communauté américaine du renseignement rappelle chaque année depuis 2007, au
grand chagrin des néo-conservateurs désireux d’en découdre avec l’Iran, que la
république islamique a interrompu fin 2003 son programme nucléaire clandestin
et n’a pas, depuis, pris la décision de se doter de l’arme atomique.
Reste une troisième voie, celle d’une modification décisive des
paramètres de la négociation pour sortir enfin de la crise. Cette modification
ne pourrait alors se faire qu’autour d’une seule idée : la reconnaissance
du droit de l’Iran à poursuivre ses activités d’enrichissement, en échange d’un
encadrement et de contrôles suffisamment renforcés pour lui interdire, de fait,
l’accès à la bombe. Ali Khamenei, guide suprême de la révolution islamique, a dit
récemment qu’il était favorable à une telle formule. Si l’on envisageait d’aller
dans cette voie, l’initiative reviendrait plutôt au camp occidental, et de fait
à Barack Obama, seul dirigeant en position de relancer la négociation sur de
nouvelles bases. Les Européens se sont en effet mis d’eux-mêmes en retrait,
faute d’imagination, faute de cohésion, faute de volonté politique.
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