Si l’Histoire avait des lois immuables, le petit peuple hongrois aurait dû depuis longtemps disparaître, perdre sa langue et se fondre dans les autres grands peuples qui l’entourent, le monde slave et le monde germanique. Or il a non seulement protégé son identité et sa langue, qui ne ressemble à aucune autre, au long d’un millénaire mais, en dépit de sa taille réduite, il est apparu au XXème siècle comme un pays de premier plan dans les domaines scientifique et culturel. Comment s’explique ce mystère ?
Les Hongrois, ou Magyars comme ils s’appellent eux-mêmes, ne sont à l’origine ni Indo-européens, ni Sémites. Ce sont des Turco-mongols, membres de tribus ougriennes, venant de la région des monts Altaï, situés en Asie centrale entre le Kazakhstan et la Mongolie d’aujourd’hui. Poussés par des migrations successives, ils arrivent au début du Xème siècle à leur destination définitive, la riche plaine de Pannonie, traversée par le Danube, entourée en partie par la chaîne montagneuse des Carpathes. Ils renoncent peu à peu à leurs pratiques de raids et de rapines, et avec le roi Étienne, autour de l’an mil, se sédentarisent, se christianisent, et créent un début d’administration territoriale.
Une symbiose originale
Ou plutôt, ils ne se christianisent qu’en partie, puisque, dès leur ultime migration, se trouvaient mêlées à eux des tribus amies, de religion juive, non pas originaires du Proche-Orient mais converties par des missionnaires venus d’Iran à l’époque de l’empire khazar, créé au VIIème siècle des deux côtés de la Volga. Ces Juifs retrouvent des coreligionnaires romanisés présents dans le bassin du Danube. Dès l’origine, se forme une symbiose très spécifique entre Juifs et Magyars.
Puis les rois hongrois, pour mettre, leur royaume à niveau de leurs voisins occidentaux plus avancés, pratiquent une politique active d’immigration, qui fait s’établir en Hongrie d’abord des Allemands, mais aussi des Slaves, des Italiens, des Français : moines, artisans, commerçants, cultivateurs. Et viennent aussi de l’Inde lointaine les Roms, qui représentent aujourd’hui près de 10 % de la population hongroise. Malgré son aspect très composite, cette population développe au fil des siècles un fort sentiment d’identité, traversant les invasions mongoles du XIIIème siècle, une occupation ottomane de plus de 150 ans entre XVIème et XVIIème siècles, puis la domination des Habsbourg jusqu’à la fin de la Première guerre mondiale.
Certes, les mauvaises pratiques portées par les moines prêcheurs et les bulles papales à l’égard des communautés juives n’épargnent pas entièrement la Hongrie. Mais dans la grande vague de persécutions et de massacres de Juifs qui parcourt l’Europe dans la première moitié du XIVème siècle, ce pays est pour les Juifs un havre de paix et de sécurité. Un siècle plus tard, le roi Mathias dote la communauté juive d’un préfet, Judah Mendel, doté de contingents armés pour l’assister dans ses tâches d’administration. Il sera suivi par une lignée de six autres préfets. C’est ce Judah Mendel qui, lors de l’entrée solennelle de Mathias à Buda à l’occasion de son mariage, l’accueille à cheval, épée au côté, entouré d’une cohorte de jeunes cavaliers, avec habits et harnachements d’apparat, trompettes, armes et bannières.
L’occupation ottomane sur la plus grande partie du territoire hongrois coupe le pays du progrès des idées et des moeurs qui se déploie ailleurs en Europe. Elle protège en revanche la Hongrie de la contre-Réforme menée par les Habsbourg, et y préserve ainsi le protestantisme qui a prospéré dans l’est du pays. Elle protège également les Juifs. Les Ottomans en sont récompensés puisque lors d’un des sièges de Buda par les Impériaux, ces loyaux sujets du Sultan installent et servent à l’une des portes de la ville un canon de fort calibre qui fait des ravages chez l’ennemi.
Le passage à la modernité
Les Juifs sont en revanche massacrés quand Buda tombe définitivement aux mains des Habsbourg. Lors de la longue domination de ces derniers, l’originalité de la relation entre Juifs et Magyars tend à s’estomper. Le nouvel antisémitisme de l’ère industrielle pénètre aussi en Hongrie. Mais le début du XIXème siècle voit aussi se raviver le sentiment de cohésion nationale. De grands projets de modernisation sont mis en oeuvre, la langue est rénovée. Elle s’enrichit d’une littérature, et s’impose à la Diète, sorte de proto-parlement, où l’on discourait jusqu’alors en latin.
Lors du Compromis de 1867 entre les Habsbourg et les Hongrois qui vient panser les plaies de la guerre perdue d’indépendance de 1848, le pays acquiert une notable autonomie et recouvre sa souveraineté sur la Transylvanie, terre de langue hongroise, détachée de la Hongrie depuis le XVIème siècle. Dans la grande Hongrie qui est alors dessinée, les Magyars étendent leur propre domination sur de très importantes minorités : Slovaques, Roumains, Serbes, Croates. Seuls les Croates obtiennent une certaine dose d’autonomie. Les autres populations minoritaires sont faiblement représentées aux échelons locaux et centraux de l’administration et de la politique. Elles sont fortement bridées dans l’expression de leur propre sentiment national. Condamnées à l’altérité, elles n’appartiendront jamais à la nation hongroise.
Quant aux Juifs, ils acquièrent à la fin du XIXème siècle pleines égalité et citoyenneté. Si l’antisémitisme moderne a progressé, les idées libérales aussi. Et puis, la question s’est alors posée de les considérer, ou non, comme une minorité parmi d’autres. Si oui, la proportion de Hongrois tombait nettement en-dessous de 50 % de la population totale du pays. Les Juifs représentaient alors 5% de la population hongroise, et 20% de celle de Budapest. Pour légitimer la prédominance des Hongrois dans leur propre patrie, mieux valait donc avoir des Hongrois juifs que des Juifs hongrois. L’on entre dans l’Âge d’or de Budapest et du rôle éminent des Juifs dans la vie intellectuelle, littéraire, artistique, économique de la Hongrie. Si l’antisémitisme est bien là, il n’a rien d’institutionnel. Les jeunes Juifs entrent librement à l’université. Certes, ils y sont humiliés par leurs condisciples, mais ils se mettent alors à l’escrime pour affronter en duel leurs persécuteurs, deviennent rapidement les meilleurs et fondent ainsi la brillante tradition hongroise de ce sport.
La fin du pacte
Puis vient la tragédie de la Première guerre mondiale. Le Traité de Trianon, pour répondre à l’aspiration des minorités à s’affranchir du joug hongrois, retire à la Hongrie vaincue des deux tiers de son territoire. Elle perd en particulier au profit de la Roumanie le joyau qu’était la Transylvanie, mais où les Hongrois ne représentaient plus que 30 % de la population contre plus de 50 % aux Roumains. Avec le tracé des nouvelles frontières du pays, trois millions de Hongrois se trouvent désormais rejetés à l’extérieur, et réduits à leur tour à l’état de minoritaires en Roumanie, en Yougoslavie, en Tchécoslovaquie. Les Hongrois « de l’intérieur » sont seuls désormais avec eux-mêmes. Ils n’ont plus besoin des Juifs pour conforter leur légitimité sur leur propre territoire. En outre, le gouvernement éphémère de Béla Kun, imitant la révolution soviétique, a eu le malheur d’être animé par une majorité d’intellectuels juifs. L’amiral Horthy, qui met fin à l’expérience, laisse se développer une « Terreur blanche » contre les Bolcheviks et leurs amis, donc contre les Juifs. Le pacte multiséculaire entre Magyars et Juifs est désormais en voie de se rompre.
Au lendemain de la Guerre, la Hongrie est le premier pays d’Europe à adopter une loi antisémite, en introduisant un numerus clausus à l’entrée de l’université. Il y en aura plusieurs autres, de plus en plus discriminantes. Mais rien n’ébranle la loyauté des Juifs à l’égard de leur patrie. Lorsque les communautés juives d’Europe et des États-Unis s’émeuvent, lorsqu’est saisie la Société des Nations, ils désavouent la sollicitude dont ils sont l’objet et demandent qu’on les laisse seuls régler leurs problèmes. Ils sont, comme tous les Hongrois, de fervents partisans d’une révision du Traité de Trianon, dont le régime a fait une grande cause nationale. Ils participent sans réserve à la campagne de magyarisation des patronymes d’origine étrangère (c’est ainsi que Blum devient Virág, qui veut aussi dire Fleur), et de réduction des dernières poches d’usage de la langue allemande, qui était encore la première langue de certains milieux ouvriers et d’une partie de la bourgeoisie. Rien n’y fait, les discriminations vont croissant sous l’effet de la fascinante montée du nazisme tout proche.
Lorsqu’éclate la Seconde guerre mondiale, la Hongrie se tient d’abord à l’écart. Puis, en 1941, Horthy rejoint Hitler dans l’invasion de l’URSS. Les Juifs mobilisés ne sont pas jugés dignes de porter le même uniforme que leurs compatriotes. Ils sont donc incorporés dans des bataillons de travailleurs spéciaux, voués aux tâches les plus pénibles et les plus dangereuses, et subissent de très lourdes pertes. En mars 1944, Hitler informé des tentatives de paix séparée conduites par le Régent Horthy, décide d’envahir le pays. Horthy, même s’il reste le chef de l’État en titre, est cantonné dans une semi-retraite. Il ne proteste pas contre la prise de contrôle des institutions par le parti nazi hongrois, les Croix Fléchées. Plus aucun obstacle n’empêche l’application à la Hongrie de la Solution finale, qui aboutit à l’extermination en quelques mois de plus de 400.000 Juifs. Police, gendarmerie et Croix Fléchées se comportent alors en collaborateurs zélés des Nazis.
Ainsi s’achève dans le drame l’histoire de la fusion intime des Magyars et des Juifs. Après 1945, plus rien ne pourra être comme avant. Le régime communiste dénie toute spécificité aux Juifs. Une fois celui-ci tombé, et après vingt ans d’expériences libérales et d’ouverture sur l’Europe, le retour à la tête du gouvernement de Viktor Orbán inaugure un tournant conservateur. Il n’y pas d’antisémitisme institutionnel, mais toute la politique menée est marquée par la nostalgie de la période Horthy et par une posture défensive à l’égard de l’extérieur, du cosmopolitisme, des atteintes au caractère hongrois. Orbán reprend un discours doloriste à l’égard du Traité de Trianon. Il ne réclame certes pas sa révision, mais veut ramener dans la nation hongroise tous les Hongrois situés depuis 1920 à l’extérieur des frontières. Le principal moteur de sa politique est la peur pour l’existence de la communauté, selon la formule utilisée en 1946 par le génial politologue István Bibó dans son livre sur la Misère des petits États d’Europe de l’Est. Et Bibó ajoutait cette phrase fulgurante, qui éclaire a contrario la situation actuelle de la Hongrie : Être démocrate, c’est être délivré de la peur.
Mais alors que se dissolvait le pacte entre Juifs et Magyars, quel feu d’artifice pour clôturer cette histoire ! Au cours de la première moitié du XXème, les émigrés hongrois, juifs pour la plupart, jouent un rôle éminent dans l’essor des arts nouveaux que sont la photographie et le cinéma. Et surtout, ils récoltent une dizaine de prix Nobel scientifiques, apportant une contribution décisive à la maîtrise de l’énergie atomique comme des mathématiques modernes et de l’informatique. À Los Alamos, dans l’enceinte du programme américain de la bombe atomique, les autres chercheurs regardent avec une perplexité admirative la table des Extraterrestres, où les Hongrois se retrouvent ensemble pour déjeuner…
Enfin, ces autres autres, les Roms
Un mot, pour terminer, des Roms, cette autre communauté présente sur tout le territoire, notamment dans l’est du pays, et située dans l’entre-deux hongrois du nous et des autres. Souvent soumis aux temps anciens à l’esclavage, divisés entre eux, à la fois craints et méprisés, les Roms se trouvent aujourd’hui enfermés dans une sorte de contre-culture, sur laquelle il est difficile d’agir. Plusieurs dizaines de milliers d’entre eux ont été assassinés par les Nazis. Par solidarité prolétarienne, le régime communiste a fait en leur faveur un important effort d’insertion. Il les intègre dans les fermes collectives et utilise leur force de travail dans ses ensembles industriels. Mais avec l’écroulement du système soviétique, l’agriculture redevient une affaire privée, et les grandes usines, désormais non-compétitives, s’arrêtent. Les Roms retombent donc dans leur situation antérieure. L’hostilité se ravive, car si l’on s’inquiétait peu de la disparition de pommes ou de poules collectives, on ne l’accepte plus quand elles relèvent de la propriété privée. L’extrême-droite hongroise a fait du rejet des Roms un de ses thèmes favoris.
La loi hongroise reconnaît aux Roms le statut de minorité, mais peu d’avantages concrets en découlent. Les enfants Roms sont ségrégués de fait dans le système scolaire et quittent tôt l’école. La plupart des familles vivent d’aides sociales. Le gouvernement de Viktor Orbán a mis en place, avec des résultats variables, un dispositif conditionnant le versement de certaines aides à la participation à des travaux d’intérêt collectif. Personne n’est encore parvenu à régler ou même à atténuer durablement ce lourd problème, ni en Hongrie, ni d’ailleurs dans les pays voisins également dotés d’une importante population rom. Une mobilisation à l’échelle européenne donnerait-elle de meilleurs résultats ? Peut-être, mais il faudrait en avoir vraiment envie, y mettre les moyens, et surtout être décidés à persévérer sur au moins deux ou trois générations.