Farzad Kamangar, instituteur dans la petite ville de Kamyaran, dans le Kurdistan iranien, marié et père de famille, a été exécuté à l'âge de 34 ans, le 9 mai dernier, à la prison centrale de Téhéran à l'issue de près de quatre ans de captivité. Il était accusé d'avoir participé à des attentats conduits par un groupe séparatiste kurde. De fait, s'il était bien militant autonomiste et syndicaliste, ainsi que militant des droits de l'homme, Farzad était l'être le plus plus pacifique qui soit. C'était aussi un vrai poète. Au cours de son séjour en prison, il avait écrit la lettre qui suit, adressée aux enfants de son école, qui mérite de rester gravée dans nos mémoires, et qui mériterait, le jour où cela deviendra possible, d'être lue chaque année dans toutes les écoles d'Iran.
Salut les enfants… Vous me manquez tous. Je passe mes jours et mes nuits ici, chantant les chansons de la vie en me rappelant vos doux souvenirs. Chaque jour, je salue le soleil au lieu de vous saluer. Je me lève chaque matin avec vous, mais derrière ces hauts murs. Je ris et dors en pensant à vous. Parfois, je suis complètement submergé par la nostalgie. Je souhaiterais qu’il soit possible de tout oublier, tout comme lors du retour d’une sortie scolaire, nous nous lavions de la poussière de notre fatigue avec l’eau claire de la rivière d’un petit village. Je souhaite que cela soit possible… Je souhaite qu’il soit possible que nos oreilles entendent le son de l’eau et que nos corps sentent la caresse des fleurs, comme nous le faisions lors de nos classes au milieu de la magnifique symphonie de la nature.
Je souhaite que nous puissions laisser nos livres d'arithmétique avec tous leurs problèmes sous un rocher, parce que quand “le père n’apporte pas de pain sur la table” [1], quelle différence cela fait-il si Pi égale 3,14 ou 100,14 ?
Nous avions laissé de côté les chapitres de science avec leurs composés chimiques et physiques. Nous espérions voir une réaction faite de “miracle et d’amour” en saluant les nuages dans le ciel, les regardant dériver avec le vent. Nous attendions un changement qui empêcherait que Koroush, votre camarade de classe, ne finisse ouvrier luttant pour gagner un morceau de pain, et ne tombe d’un immeuble pour nous quitter à jamais.
Nous attendions un Norouz différent qui apporterait une nouvelle paire de chaussures, de beaux habits et une nappe pleine de sucreries et de bonbons pour nous tous.
Je voudrais qu’il soit possible de réviser encore en secret notre alphabet kurde, loin du regard furieux du directeur de l’école, que nous puissions nous chanter des poèmes et des chansons dans notre langue maternelle, et nous prendre par la main et danser et danser encore. Je souhaite pouvoir une fois encore être le gardien de but des garçons de première année d'école élémentaire, qui rêvent de devenir Ronaldo pour pouvoir ainsi marquer un but et battre leur instituteur. Quel dommage que notre terre, nos rêves et nos désirs se recouvrent de poussière bien plus rapidement que cela n'arriverait sur un simple portrait ! Je souhaite pouvoir être encore un membre permanent du jeu de la Chaîne avec les filles de première année d’école primaire, ces mêmes filles qui, je le sais, écriront un jour en secret dans leur journal “j’aurais voulu ne jamais naître fille”.
Je sais que vous avez grandi et que vous allez vous marier, mais pour moi, vous restez les mêmes anges purs qui portent encore les baisers d’Ahoura Mazda dans leurs yeux magnifiques. Qui sait, si vous n’étiez pas nées dans une telle misère et une telle souffrance, vous pourriez maintenant collecter des signatures pour la Campagne des droits des femmes. Ou si vous n’étiez pas nées dans ce coin de terre oubliée de Dieu, vous ne seriez pas forcées de dire adieu, avec les larmes aux yeux, à l’école pour “la blanche dentelle de la féminité” et expérimenter “l’amère histoire du deuxième sexe”.
Filles du pays d’Ahoura, demain, lorsque vous cueillerez des fleurs dans les vallées pour faire des couronnes à vos enfants, parlez-leur de toute la pureté et du bonheur de votre enfance.
Garçons du pays du soleil, je sais que vous ne pouvez plus vous asseoir, chanter et rire avec vos camarades de classe, parce qu’après la tristesse d’être devenus des hommes, vous devez faire face à la dure réalité de devoir gagner votre pain. Rappelez-vous de ne pas tourner le dos à vos poèmes, à vos chansons, à vos Leila et à vos rêves. Apprenez à vos enfants à être des enfants “des poèmes et des pluies” pour leur terre, pour le présent, et pour demain.
Je vous quitte pour le vent et le soleil afin que, dans un futur proche, vous chantiez les leçons de l’amour et de la sincérité à votre terre.
Votre ami d’enfance, camarade de jeu et instituteur,
Farzad Kamangar
28 février 2008
(1)"le père apporte le pain sur la table" : première phrase du livre de lecture à l'école primaire.
dimanche 16 mai 2010
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