dimanche 15 avril 2012

"Neuf valises"

Il est difficile de trouver un nom à l'innommable. "Holocauste" se réfère à un rite expiatoire, "Shoah", en se répandant, a été partiellement instrumentalisé. L'on serait tenté de voler leur langage aux Nazis en écrivant "la Solution finale", de la même façon que l'on dit "la Nuit de Cristal" ou "la Nuit des longs couteaux". Mais la formule porte en soi trop de douleur et de scandale pour être utilisée autrement qu'entre guillemets. Parlons donc, factuellement, de l'extermination des Juifs d'Europe pendant la Deuxième guerre mondiale.

Grâce à mon ami René Roudaut, ancien ambassadeur de France à Budapest, je viens de découvrir un livre qui couronne à mes yeux les témoignages qui m'ont le plus marqué sur cette histoire et sur l'univers concentrationnaire. Il y a parmi eux le livre éponyme de David Rousset, paru en 1946, mais qui décrit pour l'essentiel ce qu'il a connu, à savoir Buchenwald, camp de travail forcé, entraînant souvent la mort, mais non camp voué aussi à l'extermination massive et systématique par les gaz. Il y a les mémoires de Rudolf Hoess, responsable de bloc à Dachau, puis adjoint au chef du camp de Sachsenhausen, enfin chef du camp d'Auschwitz-Birkenau, mémoires écrites au cours de sa détention avant sa condamnation à la pendaison par un tribunal polonais. Plongée dans le mystère du Mal : Hoess était destiné par ses parents à la prêtrise, son expérience de la Première guerre mondiale l'a conduit sur de tout autres chemins. Il y a, bien entendu, "Si c'est un homme" de Primo Levi. Il y a aussi les récits que j'ai entendus du Général Bertrand d'Astorg, mon ancien patron à Berlin, interné avec son père à Buchenwald, puis dans l'usine satellite souterraine de Dora, où se montaient les V2. D'Astorg a vu son père mourir dans ses bras. Il a vu aussi Wernher von Braun dans les couloirs de Dora, au milieu de la main-d'œuvre esclave. C'est pourquoi il a, bien plus tard, empêché que son nom soit donné à un aéroport de Berlin.

Il y a maintenant pour moi les "Neuf valises" de Béla Zsolt, intellectuel hongrois, journaliste, écrivain, militant politique progressiste, juif bien entendu. Il n'y parle pas de camps, sauf, brièvement, de Bergen-Belsen, à la fin de son récit interrompu par la maladie et son décès en 1949 à Budapest. Mais il a connu les antichambres de la mort : les bataillons de travail juifs envoyés sur le front de l'est, la prison politique à Budapest, le ghetto de Nagyvárad, aujourd'hui Oradea en Roumanie. Lui et sa femme en seront extraits in extremis grâce au groupe de Rezső Kasztner, entré en négociations avec les Nazis pour sauver la vie d'un maximum de Juifs. Kasztner sera assassiné plus tard en Israël par un extrémiste.

"Neuf Valises" est paru en feuilleton, entre 1946 et 1947, dans l'hebdomadaire politique fondé et dirigé par Zsolt. On ose à peine dire que ce livre est d'abord unique et fascinant par son humour. Par l'humour de Zsolt sur lui-même, car il ne s'épargne aucune introspection sur "la mollesse, l'indécision, la faiblesse patente, la générosité de façade" qui l'ont conduit là où il est. Il revient souvent sur les neuf valises bourrées par sa femme de vêtements et de colifichets dont celle-ci refuse absolument de se séparer lorsqu'ils se trouvent à Paris en 1939, ce qui les empêche de partir vers la Côte d'Azur ou vers l'Espagne, et les pousse à revenir à Budapest, seule destination acceptant les bagages accompagnés. C'était évidemment retourner dans la gueule du loup. Humour émanant de l'analyse acérée, combinant dérision et tendresse, de toute la gamme des comportements des victimes qui l'entourent. Humour enfin à l'égard de leurs bourreaux, où l'horreur se mêle au ridicule, sans oublier de signaler les éclairs d'entraide ou de compassion surgissant parfois au milieu cet enfer.

Deux grands récits s'entremêlent dans le livre. Celui-ci commence à l'été 1944 dans le ghetto de Nagyvárad, où se préparent les premiers convois vers Auschwitz, mais où s'entendent aussi les bombardements alliés et les nouvelles confuses de l'approche de l'Armée rouge. Puis vient, sous forme d'un long monologue du narrateur pendant une nuit sans sommeil, le retour sur sa vie dans les bataillons de travail juifs formés par le régime Horthy. Ceux-ci, affectés aux tâches les plus meurtrières, comme le déminage, finissent emportés par la déroute de l'armée hongroise à Voronej, au cœur de l'hiver 1942-1943. Zsolt, alors frappé de typhus, parvient à s'en sortir, notamment grâce aux secours spontanés des paysans ukrainiens qu'il croise sur sa route. Puis le récit rejoint le ghetto de Nagyvárad, d'où le narrateur et sa femme sont extraits juste avant leur départ vers Auschwitz grâce à de faux papiers fournis par des amis du réseau Kasztner. Vient enfin la comique épopée du voyage en train vers Budapest, dans le désordre causé par les bombardements alliés, en compagnie d'un groupe hétéroclite de voyageurs. Après quelques pages sur le camp de Bergen-Belsen, où le couple se retrouve dans le cadre d'une opération d'évacuation vers la Suisse conduite par le même réseau Kasztner, le livre, à notre grand regret, s'achève.

Voilà, la traduction française des "Neuf valises" est parue au Seuil en 2010. lisez ce livre, vous y croiserez des hommes (et des femmes, bien sûr), rien que des hommes, des hommes qui restent toujours des hommes, victimes comme bourreaux. Car les bourreaux ne sont pas des monstres, ce qui serait trop facile, et comme une invite à les exonérer de leurs crimes. Et les victimes ne sont pas parfaites non plus, ce qui les rend encore plus proches de nous. Nous sommes vraiment au cœur de la lutte entre mal et bien en un moment où le mal triomphe. Heureusement, malgré toute sa puissance, pas de façon définitive.

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