Il faut toujours essayer de comprendre l'adversaire, en l'occurrence le régime iranien. Celui-ci, selon toutes les apparences, vient donc d'écarter l'offre à la fois généreuse et astucieuse imaginée aux Etats-Unis, lui demandant d'expédier à l'étranger son uranium déjà légèrement enrichi pour le voir revenir sous forme de combustible destiné à son réacteur de recherche. Il a ensuite annoncé en forme de provocation son projet de créer sur son sol dix usines d'enrichissement et de produire lui-même le combustible à base d'uranium enrichi à 20% dont il aura bientôt besoin pour le réacteur en question.
Disons tout de suite que l'on est dans le pur effet d'annonce. A l'heure qu'il est, l'Iran a mis cinq ans pour installer 8.000 centrifugeuses de première génération, dont 4.000 effectivement productives, dans son usine de Natanz, destinée à en accueillir 50.000. Il lui faudra encore quelques années pour remplir cette usine et la faire fonctionner à plein rendement. Beaucoup d'eau aura donc coulé sous les beaux ponts d'Ispahan avant que ne fonctionnent ne serait-ce que deux ou trois des dix usines supplémentaires annoncées, destinées à abriter au total 500.000 centrifugeuses. Ajoutons que l'Iran est très loin de posséder les ressources en minerai d'uranium nécessaire pour alimenter un programme d'enrichissement d'une telle ampleur, formaté pour fournir en combustible dix réacteurs nucléaires producteurs d'électricité. Et qui lui vendrait de l'uranium naturel alors qu'aucun de ces réacteurs, où l'uranium en question devrait aboutir, n'a encore commencé à voir le moindre jour? Disons enfin que s'il s'agissait de produire des bombes, la seule usine de Natanz, une fois achevée, serait tout à fait suffisante pour fournir en quelques années la matière première d'un stock d'armes déjà fort respectable. Quant à la fabrication de combustible pour le réacteur de recherche que possède Téhéran, une telle technologie est à ce jour hors de portée de l'Iran. L'on est donc bien dans le symbole, dans le déclaratoire.
Mais pourquoi alors ce nouveau défi au monde extérieur? parce qu'Ahmadinejad, qui en est l'auteur, a eu besoin de se repositionner rapidement en meilleur défenseur de l'Iran après s'être fait tacler par à peu près toute la classe politique iranienne, conservateurs et réformateurs confondus, pour avoir osé imaginer pactiser avec les Etats-Unis. Car Ahmadinejad avait déjà fait savoir son intérêt pour l'offre américaine. Mais il est vrai que chacun sachant en Iran que celui qui commencerait à normaliser les relations du pays avec l'Amérique serait aussitôt assuré d'une popularité historique, chacun s'empresse aussi de tirer dans le dos de cet audacieux dès qu'il sort de la tranchée. Certes, ce n'est pas par amour des Américains qu'Ahmadinejad, pour sa part, envisageait de renouer avec Washington, mais bien pour se refaire une santé politique. Sa position s'est trouvée en effet fort fragilisée par le flagrant trucage de sa dernière élection et la lourde répression qui a suivi. Personne n'avait envie de lui offrir cette chance. Tout l'affaire se présente donc, au moins pour le moment, comme une occasion ratée.
L'Occident sort-il indemne de cet échec? pas tout à fait. Car l'offre de l'équipe d'Obama a été, tant aux Etats-Unis que dans les principaux pays associés à la négociation, assortie de commentaires et de prises de position toutes faites pour la torpiller. Elle a été en effet trop souvent présentée comme un ultimatum : l'offre était à prendre ou à laisser, et à prendre dans un délai fixé. Dans la réalité, il eût été possible d'imaginer plusieurs modalités et calendriers d'échange entre l'uranium iranien et le combustible promis en retour. Et rien ne pressait vraiment pour obtenir une réponse de l'Iran. Certes il était légitime de fixer des délais pour ne pas laisser la négociation s'enliser, mais dans la discrétion. Pourquoi les claironner? Et déjà, avant même que la négociation ne se noue, des voix s'élevaient en Europe et en Amérique pour expliquer urbi et orbi ce que l'on allait faire en cas d'échec : encore plus de sanctions contre l'Iran, et surtout plus efficaces. Du côté iranien, l'on a alors entendu de nombreuses déclarations faisant à peu près passer ce langage : "arrêtez de nous menacer en même temps que vous nous faites des ouvertures. Car accepter ces ouvertures donnerait alors l'impression que l'Iran se soumettrait. Or la République islamique ne peut pas laisser penser qu'elle se soumet".
Ces messages n'ont pas été entendus. Et l'adoption à l'initiative occidentale d'une résolution du conseil des gouverneurs de l'Agence internationale de l'énergie atomique condamnant l'Iran pour avoir commencé à installer une petite usine d'enrichissement dans la région de Qom et renvoyant l'affaire au Conseil de sécurité a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Certes, la façon dont cette installation a été lancée était condamnable. Mais là encore, pour une usine qui commencera à fonctionner au mieux quelque part en 2011, et qui est désormais ouverte aux inspections de l'AIEA, rien ne pressait. C'est ainsi que quelques jours plus tard Ahmadinejad a annoncé son projet de création de dix grandes usines d'enrichissement.
Que dire à ce jour de la suite prévisible? Tout ceci pourrait être encore rattrapable au prix d'un intense effort diplomatique, mais encore faut-il le vouloir. Rien n'est moins sûr. La relation avec l'Iran pourrait alors s'enfoncer dans un long hiver. Et l'une des premières leçons de l'histoire, c'est que dans cette négociation qui offrait l'espoir d'un début de règlement de la crise nucléaire iranienne, les adversaires les plus redoutables n'ont pas été face à face d'un camp à l'autre, mais bien à l'intérieur de chaque camp. Ce n'est pas une première, mais il est toujours un peu triste de le constater.
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