lundi 22 février 2021

Le "nous et les autres" chez les Hongrois

Si l’Histoire avait des lois immuables, le petit peuple hongrois aurait dû depuis longtemps disparaître, perdre sa langue et se fondre dans les autres grands peuples qui l’entourent, le monde slave et le monde germanique. Or il a non seulement protégé son identité et sa langue, qui ne ressemble à aucune autre, au long d’un millénaire mais, en dépit de sa taille réduite, il est apparu au XXème siècle comme un pays de premier plan dans les domaines scientifique et culturel. Comment s’explique ce mystère ?

Les Hongrois, ou Magyars comme ils s’appellent eux-mêmes, ne sont à l’origine ni Indo-européens, ni Sémites. Ce sont des Turco-mongols, membres de tribus ougriennes, venant de la région des monts Altaï, situés en Asie centrale entre le Kazakhstan et la Mongolie d’aujourd’hui. Poussés par des migrations successives, ils arrivent au début du Xème siècle à leur destination définitive, la riche plaine de Pannonie, traversée par le Danube, entourée en partie par la chaîne montagneuse des Carpathes. Ils renoncent peu à peu à leurs pratiques de raids et de rapines, et avec le roi Étienne, autour de l’an mil, se sédentarisent, se christianisent, et créent un début d’administration territoriale.

Une symbiose originale

Ou plutôt, ils ne se christianisent qu’en partie, puisque, dès leur ultime migration, se trouvaient mêlées à eux des tribus amies, de religion juive, non pas originaires du Proche-Orient mais converties par des missionnaires venus d’Iran à l’époque de l’empire khazar, créé au VIIème siècle des deux côtés de la Volga. Ces Juifs retrouvent des coreligionnaires romanisés présents dans le bassin du Danube. Dès l’origine, se forme une symbiose très spécifique entre Juifs et Magyars.

Puis les rois hongrois, pour mettre, leur royaume à niveau de leurs voisins occidentaux plus avancés, pratiquent une politique active d’immigration, qui fait s’établir en Hongrie d’abord des Allemands, mais aussi des Slaves, des Italiens, des Français : moines, artisans, commerçants, cultivateurs. Et viennent aussi de l’Inde lointaine les Roms, qui représentent aujourd’hui près de 10 % de la population hongroise. Malgré son aspect très composite, cette population développe au fil des siècles un fort sentiment d’identité, traversant les invasions mongoles du XIIIème siècle, une occupation ottomane de plus de 150 ans entre XVIème et XVIIème siècles, puis la domination des Habsbourg jusqu’à la fin de la Première guerre mondiale.

Certes, les mauvaises pratiques portées par les moines prêcheurs et les bulles papales à l’égard des communautés juives n’épargnent pas entièrement la Hongrie. Mais dans la grande vague de persécutions et de massacres de Juifs qui parcourt l’Europe dans la première moitié du XIVème siècle, ce pays est pour les Juifs un havre de paix et de sécurité. Un siècle plus tard, le roi Mathias dote la communauté juive d’un préfet, Judah Mendel, doté de contingents armés pour l’assister dans ses tâches d’administration. Il sera suivi par une lignée de six autres préfets. C’est ce Judah Mendel qui, lors de l’entrée solennelle de Mathias à Buda à l’occasion de son mariage, l’accueille à cheval, épée au côté, entouré d’une cohorte de jeunes cavaliers, avec habits et harnachements d’apparat, trompettes, armes et bannières.

L’occupation ottomane sur la plus grande partie du territoire hongrois coupe le pays du progrès des idées et des moeurs qui se déploie ailleurs en Europe. Elle protège en revanche la Hongrie de la contre-Réforme menée par les Habsbourg, et y préserve ainsi le protestantisme qui a prospéré dans l’est du pays. Elle protège également les Juifs. Les Ottomans en sont récompensés puisque lors d’un des sièges de Buda par les Impériaux, ces loyaux sujets du Sultan installent et servent à l’une des portes de la ville un canon de fort calibre qui fait des ravages chez l’ennemi.

Le passage à la modernité

Les Juifs sont en revanche massacrés quand Buda tombe définitivement aux mains des Habsbourg. Lors de la longue domination de ces derniers, l’originalité de la relation entre Juifs et Magyars tend à s’estomper. Le nouvel antisémitisme de l’ère industrielle pénètre aussi en Hongrie. Mais le début du XIXème siècle voit aussi se raviver le sentiment de cohésion nationale. De grands projets de modernisation sont mis en oeuvre, la langue est rénovée. Elle s’enrichit d’une littérature, et s’impose à la Diète, sorte de proto-parlement, où l’on discourait jusqu’alors en latin.

Lors du Compromis de 1867 entre les Habsbourg et les Hongrois qui vient panser les plaies de la guerre perdue d’indépendance de 1848, le pays acquiert une notable autonomie et recouvre sa souveraineté sur la Transylvanie, terre de langue hongroise, détachée de la Hongrie depuis le XVIème siècle. Dans la grande Hongrie qui est alors dessinée, les Magyars étendent leur propre domination sur de très importantes minorités : Slovaques, Roumains, Serbes, Croates. Seuls les Croates obtiennent une certaine dose d’autonomie. Les autres populations minoritaires sont faiblement représentées aux échelons locaux et centraux de l’administration et de la politique. Elles sont fortement bridées dans l’expression de leur propre sentiment national. Condamnées à l’altérité, elles n’appartiendront jamais à la nation hongroise.

Quant aux Juifs, ils acquièrent à la fin du XIXème siècle pleines égalité et citoyenneté. Si l’antisémitisme moderne a progressé, les idées libérales aussi. Et puis, la question s’est alors posée de les considérer, ou non, comme une minorité parmi d’autres. Si oui, la proportion de Hongrois tombait nettement en-dessous de 50 % de la population totale du pays. Les Juifs représentaient alors 5% de la population hongroise, et 20% de celle de Budapest. Pour légitimer la prédominance des Hongrois dans leur propre patrie, mieux valait donc avoir des Hongrois juifs que des Juifs hongrois. L’on entre dans l’Âge d’or de Budapest et du rôle éminent des Juifs dans la vie intellectuelle, littéraire, artistique, économique de la Hongrie. Si l’antisémitisme est bien là, il n’a rien d’institutionnel. Les jeunes Juifs entrent librement à l’université. Certes, ils y sont humiliés par leurs condisciples, mais ils se mettent alors à l’escrime pour affronter en duel leurs persécuteurs, deviennent rapidement les meilleurs et fondent ainsi la brillante tradition hongroise de ce sport.

La fin du pacte

Puis vient la tragédie de la Première guerre mondiale. Le Traité de Trianon, pour répondre à l’aspiration des minorités à s’affranchir du joug hongrois, retire à la Hongrie vaincue des deux tiers de son territoire. Elle perd en particulier au profit de la Roumanie le joyau qu’était la Transylvanie, mais où les Hongrois ne représentaient plus que 30 % de la population contre plus de 50 % aux Roumains. Avec le tracé des nouvelles frontières du pays, trois millions de Hongrois se trouvent désormais rejetés à l’extérieur, et réduits à leur tour à l’état de minoritaires en Roumanie, en Yougoslavie, en Tchécoslovaquie. Les Hongrois « de l’intérieur » sont seuls désormais avec eux-mêmes. Ils n’ont plus besoin des Juifs pour conforter leur légitimité sur leur propre territoire. En outre, le gouvernement éphémère de Béla Kun, imitant la révolution soviétique, a eu le malheur d’être animé par une majorité d’intellectuels juifs. L’amiral Horthy, qui met fin à l’expérience, laisse se développer une « Terreur blanche » contre les Bolcheviks et leurs amis, donc contre les Juifs. Le pacte multiséculaire entre Magyars et Juifs est désormais en voie de se rompre.

Au lendemain de la Guerre, la Hongrie est le premier pays d’Europe à adopter une loi antisémite, en introduisant un numerus clausus à l’entrée de l’université. Il y en aura plusieurs autres, de plus en plus discriminantes. Mais rien n’ébranle la loyauté des Juifs à l’égard de leur patrie. Lorsque les communautés juives d’Europe et des États-Unis s’émeuvent, lorsqu’est saisie la Société des Nations, ils désavouent la sollicitude dont ils sont l’objet et demandent qu’on les laisse seuls régler leurs problèmes. Ils sont, comme tous les Hongrois, de fervents partisans d’une révision du Traité de Trianon, dont le régime a fait une grande cause nationale. Ils participent sans réserve à la campagne de magyarisation des patronymes d’origine étrangère (c’est ainsi que Blum devient Virág, qui veut aussi dire Fleur), et de réduction des dernières poches d’usage de la langue allemande, qui était encore la première langue de certains milieux ouvriers et d’une partie de la bourgeoisie. Rien n’y fait, les discriminations vont croissant sous l’effet de la fascinante montée du nazisme tout proche.

Lorsqu’éclate la Seconde guerre mondiale, la Hongrie se tient d’abord à l’écart. Puis, en 1941, Horthy rejoint Hitler dans l’invasion de l’URSS. Les Juifs mobilisés ne sont pas jugés dignes de porter le même uniforme que leurs compatriotes. Ils sont donc incorporés dans des bataillons de travailleurs spéciaux, voués aux tâches les plus pénibles et les plus dangereuses, et subissent de très lourdes pertes. En mars 1944, Hitler informé des tentatives de paix séparée conduites par le Régent Horthy, décide d’envahir le pays. Horthy, même s’il reste le chef de l’État en titre, est cantonné dans une semi-retraite. Il ne proteste pas contre la prise de contrôle des institutions par le parti nazi hongrois, les Croix Fléchées. Plus aucun obstacle n’empêche l’application à la Hongrie de la Solution finale, qui aboutit à l’extermination en quelques mois de plus de 400.000 Juifs. Police, gendarmerie et Croix Fléchées se comportent alors en collaborateurs zélés des Nazis.

Ainsi s’achève dans le drame l’histoire de la fusion intime des Magyars et des Juifs. Après 1945, plus rien ne pourra être comme avant. Le régime communiste dénie toute spécificité aux Juifs. Une fois celui-ci tombé, et après vingt ans d’expériences libérales et d’ouverture sur l’Europe, le retour à la tête du gouvernement de Viktor Orbán inaugure un tournant conservateur. Il n’y pas d’antisémitisme institutionnel, mais toute la politique menée est marquée par la nostalgie de la période Horthy et par une posture défensive à l’égard de l’extérieur, du cosmopolitisme, des atteintes au caractère hongrois. Orbán reprend un discours doloriste à l’égard du Traité de Trianon. Il ne réclame certes pas sa révision, mais veut ramener dans la nation hongroise tous les Hongrois situés depuis 1920 à l’extérieur des frontières. Le principal moteur de sa politique est la peur pour l’existence de la communauté, selon la formule utilisée en 1946 par le génial politologue István Bibó dans son livre sur la Misère des petits États d’Europe de l’Est. Et Bibó ajoutait cette phrase fulgurante, qui éclaire a contrario la situation actuelle de la Hongrie : Être démocrate, c’est être délivré de la peur.

Mais alors que se dissolvait le pacte entre Juifs et Magyars, quel feu d’artifice pour clôturer cette histoire ! Au cours de la première moitié du XXème, les émigrés hongrois, juifs pour la plupart, jouent un rôle éminent dans l’essor des arts nouveaux que sont la photographie et le cinéma. Et surtout, ils récoltent une dizaine de prix Nobel scientifiques, apportant une contribution décisive à la maîtrise de l’énergie atomique comme des mathématiques modernes et de l’informatique. À Los Alamos, dans l’enceinte du programme américain de la bombe atomique, les autres chercheurs regardent avec une perplexité admirative la table des Extraterrestres, où les Hongrois se retrouvent ensemble pour déjeuner…

Enfin, ces autres autres, les Roms

Un mot, pour terminer, des Roms, cette autre communauté présente sur tout le territoire, notamment dans l’est du pays, et située dans l’entre-deux hongrois du nous et des autres. Souvent soumis aux temps anciens à l’esclavage, divisés entre eux, à la fois craints et méprisés, les Roms se trouvent aujourd’hui enfermés dans une sorte de contre-culture, sur laquelle il est difficile d’agir. Plusieurs dizaines de milliers d’entre eux ont été assassinés par les Nazis. Par solidarité prolétarienne, le régime communiste a fait en leur faveur un important effort d’insertion. Il les intègre dans les fermes collectives et utilise leur force de travail dans ses ensembles industriels. Mais avec l’écroulement du système soviétique, l’agriculture redevient une affaire privée, et les grandes usines, désormais non-compétitives, s’arrêtent. Les Roms retombent donc dans leur situation antérieure. L’hostilité se ravive, car si l’on s’inquiétait peu de la disparition de pommes ou de poules collectives, on ne l’accepte plus quand elles relèvent de la propriété privée. L’extrême-droite hongroise a fait du rejet des Roms un de ses thèmes favoris.

La loi hongroise reconnaît aux Roms le statut de minorité, mais peu d’avantages concrets en découlent. Les enfants Roms sont ségrégués de fait dans le système scolaire et quittent tôt l’école. La plupart des familles vivent d’aides sociales. Le gouvernement de Viktor Orbán a mis en place, avec des résultats variables, un dispositif conditionnant le versement de certaines aides à la participation à des travaux d’intérêt collectif. Personne n’est encore parvenu à régler ou même à atténuer durablement ce lourd problème, ni en Hongrie, ni d’ailleurs dans les pays voisins également dotés d’une importante population rom. Une mobilisation à l’échelle européenne donnerait-elle de meilleurs résultats ? Peut-être, mais il faudrait en avoir vraiment envie, y mettre les moyens, et surtout être décidés à persévérer sur au moins deux ou trois générations.

mardi 9 février 2021

REVENIR AU PLUS VITE DANS L'ACCORD SUR LE NUCLEAIRE IRANIEN

S’exprimant tout récemment sur l’actualité internationale devant l’Atlantic Council, Emmanuel Macron, abordant la crise nucléaire iranienne, s’est réjoui de la volonté de dialogue manifestée par la nouvelle administration américaine, en se déclarant « présent et disponible… pour tâcher d’être un médiateur dévoué et sans parti pris dans ce dialogue ». Cette offre éminemment positive a été aussitôt suivie par l’énoncé de ses vues sur le sujet : urgence de mener à bien de nouvelles négociations avec l’Iran, le pays étant « bien plus proche de la bombe nucléaire qu’il ne l’était avant la signature de l’accord » de juillet 2015 ; nécessité d’aborder « les questions des missiles balistiques et de la stabilité de la région" ; intérêt à trouver « un moyen de faire participer l’Arabie saoudite et Israël à ces discussions ». Ce sont en effet de vraies questions. Malheureusement, les afficher d’emblée risque de saper la crédibilité de la médiation envisagée. La tâche d’un médiateur est d’abord d’écouter et de sonder les uns et les autres, puis d’élaborer de façon aussi neutre que possible, par approches successives, une solution acceptable par tous. Le tout dans une totale discrétion. L’objectif semble désormais difficile à atteindre.

          L’Iran plus proche de la bombe ?


Que penser en outre des prises de position de notre Président ? L’Iran est-il bien plus proche de la bombe qu’à la veille de l’accord de Vienne ? Pas exactement. À la veille de cet accord, l’Iran disposait d’un stock d’uranium faiblement enrichi de plus du double de ce qu’il est aujourd’hui. Il disposait également d’un stock d’uranium enrichi à 20% plus de cinq fois supérieur à son stock actuel. Encore ce stock initial d’uranium à 20%, le plus inquiétant, avait-il été déjà divisé par deux en signe de bonne volonté peu après le début des négociations entamées en 2013. En revanche, après l’entrée en vigueur de l’accord conclu en 2015, le stock d’uranium de l’Iran s’est drastiquement réduit. Le stock d’uranium faiblement enrichi passe de quelque 7.000 à 300 kilogrammes, et le stock d’uranium enrichi à 20% disparaît. Mais l’Iran, à ce jour, en raison des infractions commises, a bien recommencé à reconstituer ses stocks. Si le souci principal est vraiment de l’éloigner de la capacité à produire l’arme nucléaire, la priorité absolue devrait donc être de revenir au plus vite à la pleine application de la lettre et de l’esprit de l’accord de Vienne : à savoir la stricte limitation de la production iranienne d’uranium enrichi en échange de la levée des sanctions. Ce qui implique le plein retour des Américains dans l’accord.

Et s’il est ensuite un but de négociation qui devrait l’emporter sur tous les autres, ce serait de consolider et de prolonger dans le temps cet accord, dont la principale faiblesse est la durée limitée. En effet, les contraintes acceptées par l’Iran commencent à se desserrer dès 2025. Les quatre ans qui nous séparent de cette date doivent être mis à profit, d’abord pour restaurer la confiance sérieusement écornée par l’application minimaliste de l’accord par les États-Unis, suivie de leur abrupte sortie en 2018. Ensuite pour bâtir dans l’esprit initial de l’accord un dispositif plus pérenne.

          Programme balistique, influence régionale


Restent, bien entendu, les autres questions soulevées par notre Président, qui rejoignent d’ailleurs la vision de l’administration Biden. Que penser d’une limitation du programme balistique iranien ? Un certain nombre de pays de la région ne pourraient que s’en réjouir. Pour pouvoir progresser sur ce sujet, encore faut-il comprendre la conception qu’en ont les Iraniens. Leur arsenal compense à leurs yeux le déficit de l’Iran en matière d’avions de combat, puisqu’il n’a pas accès aux grands fournisseurs internationaux, et que sa flotte aérienne est totalement obsolète. D’autre part, il voit ses missiles comme un instrument de deuxième frappe, donc de riposte au cas où son territoire se trouverait agressé. C’est donc pour lui sa meilleure, et même sa seule arme crédible de dissuasion. Ceci pour dire que l’on aura du mal à obtenir de lui des garanties en la matière si ceux qui l’inquiètent n’en n’offrent pas d’équivalentes. L’Iran n’a aucune raison d’être le seul à se laisser limer les dents. Il ne saurait y avoir de « mauvais missiles » iraniens et de « bons missiles » et avions de combat saoudiens ou israéliens.

La question fort importante de la stabilité de la région et de l’influence que l’Iran y exerce se pose à peu près dans les mêmes termes. Pour faire bref, l’un des moyens d’affaiblir « le front de la résistance » constitué autour de l’Iran serait de progresser dans la solution de la question israélo-palestinienne. Cela ne réglerait pas tout mais autoriserait enfin une détente sur le front régional. Ce jour venu, peut-être Israël et l’Arabie saoudite pourraient être associés à la concertation que le Président de la République appelle de ses vœux.

          La raison de l’Iran


L’Iran a fait dans le passé de grosses bêtises, il en fera encore à l’avenir. Ceci n’exclut pas qu’il puisse avoir parfois raison. Quand son ministre des Affaires étrangères Djavad Zarif appelle à la définition d’une« chorégraphie » permettant d’aboutir simultanément au plein retour des États-Unis dans l’accord de Vienne et au plein retour de l’Iran à ses propres obligations, la proposition paraît relever du simple bon sens. Il est curieux qu’elle se heurte encore à des tergiversations.

De même, quand le Guide suprême Ali Khamenei fait allusion à l’intérêt d’un processus de vérification de la mise en œuvre loyale des engagements pris par les partenaires de l’Iran, notamment en matière de levée de sanctions, de même que l’AIEA vérifie la bonne exécution des engagements nucléaires de l’Iran, il soulève une vraie question. Mais surtout, en cette affaire, il s’agit maintenant d’aller vite. Le temps utile pour dénouer la crise ne dépasse plus les quelques semaines. Car vient ensuite l’élection présidentielle iranienne, qui renvoie la capacité de renouer des contacts utiles avec Téhéran au-delà de l’été. Donc dans un futur incertain, si l’on considère à la fois les surprises pouvant sortir de l’élection et les troubles qui agitent la région.

Paru le 9 février dans Boulevard Extérieur

jeudi 10 décembre 2020

Fakhrizadeh : les dessous et les effets d'un assassinat

 En avril 2018, Benyamin Netanyahou dévoile en une conférence de presse les détails du programme nucléaire clandestin de l’Iran obtenus à la suite d’un raid du Mossad dans un entrepôt du sud de Téhéran. Il demande alors à ses auditeurs de retenir le nom de Mohsen Fakhrizadeh, présenté comme le cerveau de ce programme. C’était le baiser de la mort. De fait, deux ans et demi plus tard, Fakhrizadeh est abattu sur une route à l’est de la capitale iranienne en une opération spectaculaire et complexe, mobilisant au moins une demi-douzaine de tireurs, et un solide réseau de soutien logistique. Tous les regards se tournent alors vers Israël. Il est vrai que l’État hébreu cache à peine sa responsabilité dans cinq tentatives antérieures d’assassinat, dont quatre réussies, sur des scientifiques iraniens du nucléaire, entre 2010 et 2012. Pourquoi, huit ans plus tard, Fakhrizadeh ?
 
Un scientifique et militaire qui sort de l’ombre
 
Cet universitaire, également officier dans le corps des Pasdaran, ou Gardiens de la révolution, est déjà repéré dans la première décennie des années 2000 par les Services occidentaux et l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) comme le responsable d’un programme nucléaire clandestin devant conduire à l’acquisition de l’arme nucléaire. L’AIEA, dans son travail d’enquête, demande d’ailleurs à l’entendre, mais sans succès. Fin 2003, selon le renseignement américain, Les Iraniens prennent la décision d’interrompre ce programme. Fakhrizadeh est-il alors au chômage ? Pas tout à fait. Une telle entreprise ne peut s’arrêter du jour au lendemain. Selon les indices recueillis par l’AIEA, Fakhrizadeh veille au bon repli de ses hommes et de ses moyens. Tous les dossiers relatifs à ce programme sont alors archivés. Persévérant, il pilote encore pour un temps des études dispersées pouvant être utiles à l’acquisition d’un engin nucléaire. En 2015, l’AIEA affirme ne trouver aucune trace d’activités suspectes au-delà de 2009. Et ceci est confirmé par l’analyse des milliers de documents recueillis par les Israéliens, dont aucun ne se situe après cette date.
 
Pour dissiper une confusion entretenue par beaucoup de commentateurs, il faut ici rappeler que cette histoire est distincte des développements du programme nucléaire iranien placé sous contrôle de l’AIEA. Même si ce programme, lui tout-à-fait visible, suscite depuis longtemps des inquiétudes sur les moyen et long termes, il affiche une finalité industrielle qui ne se confond pas avec un programme de fabrication d’un engin nucléaire. Bien entendu, il est toujours possible de maintenir des passerelles entre un programme visible, internationalement contrôlé, et un programme caché de nature militaire. Pour ce qui concerne l’Iran, il est clair que Fakhrizadeh n’avait autorité que sur le programme clandestin, le premier étant confié à une institution spécifique, l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, gérée par des civils.
 
Il a donc dû se trouver dans une sorte de semi-retraite à compter des années 2010. Il sort d’ailleurs à cette époque de la clandestinité, devient visible dans son rôle de professeur d’université, et son visage apparaît sur des photographies. Il semble avoir joué un rôle discret de conseiller technique de la délégation iranienne dans les négociations ayant abouti en juillet 2015 à la conclusion de l’accord de Vienne renforçant les contrôles sur le programme nucléaire iranien. Il avait été récemment décoré à ce titre par Hassan Rouhani, Président de la République. Il a également été présenté après son décès comme ayant participé aux recherches sur un vaccin iranien contre le Covid19.
 
Pour Israël, agir avant l’inauguration de Biden
 
Mais pour Israël, le loup ne pouvait se transformer en agneau. Pourquoi avoir choisi ce moment pour l’abattre ? Tout simplement, parce ce que plus on attendait, plus augmentait le risque de démarrer sur un très mauvais pied la relation entre Israël et l’administration de Joe Biden, dont la posture à l’égard de la politique de l’État hébreu s’annonce déjà en retrait par rapport à celle de Trump. Un tel attentat, juste avant, ou pire encore, après l’inauguration du nouveau Président américain aurait été vécu par lui comme un camouflet, dont les dégâts auraient été difficiles à réparer. Il faut rappeler que les États-Unis d’Obama, donc de Biden comme vice-président, avaient clairement marqué leur désapprobation des assassinats de scientifiques iraniens dans les années 2010-2012.
 
L’administration Trump a-t-elle été associée à l’assassinat de Fakhrizadeh ? Pas forcément. En a-t-elle été informée au préalable ? Sans doute, mais sans avoir eu nécessairement à prendre parti. Tout laisse à penser que les militaires américains, les agents de la CIA et autres fonctionnaires – l’État profond en somme -- sont déjà, comme toutes les administrations du monde, en position d’attente face à des dirigeants sur le départ. Mieux vaut, dans ces périodes, éviter les initiatives, les excès de zèle, qui pourraient ensuite vous être reprochés par les équipes montantes.
 
L’Iran tombe dans un piège. Pourra-t-il en sortir ?
 
En Iran même, quelles ont été les réactions ? La mort de Fakhrizadeh n’a pas soulevé l’émotion populaire qu’avait provoqué l’assassinat, au début de l’année, du Général Qassem Soleimani par un drone américain. Mais dans les cercles du pouvoir, le choc a été profond : en raison de la déférence que l’homme y inspirait, et aussi pour les béances du dispositif de sécurité que l’affaire a révélé, face à des réseaux parvenus à s’ancrer au cœur de la société iranienne.
 
Après l’attentat, le Président Rouhani a dit l’importance de ne pas tomber dans le piège tendu par Israël en réagissant à contre-temps. C’est qu’il dispose d’une fenêtre étroite pour obtenir de la nouvelle administration américaine, bien disposée a priori, un allègement des sanctions frappant l’Iran. Une formule doit être trouvée avant le mois de juin, date des prochaines élections présidentielles iraniennes. Certes, Rouhani ne quittera pas sa fonction avant août, mais il n’expédiera alors que les affaires courantes. Et l’on ne sait évidemment rien aujourd’hui sur le profil de son successeur, ni sur son comportement dans les affaires nucléaires. Tout ce dont on peut présumer, c’est qu’il émanera des factions conservatrices.
 
Or le Parlement, lui aussi conservateur, sous prétexte de réagir à l’assassinat de Fakhrizadeh, vient de compliquer sérieusement la tâche d’Hassan Rouhani. Une loi, qu’il vient d’adopter en urgence, oblige le gouvernement à accélérer le programme nucléaire iranien, en produisant plus d’uranium légèrement enrichi, en réactivant la production d’uranium enrichi à 20%, en mettant en œuvre la production d’uranium métal, en lançant la construction d’un second réacteur de recherche fonctionnant à l’eau lourde. La loi prévoit enfin de revenir dans les deux mois sur l’acceptation des contrôles renforcés de l’AEIA mis en place dans le cadre de l’accord de Vienne, sauf retrait américain des sanctions contre les banques et le pétrole. Il s’agit là d’autant de dispositions parfaitement provocatrices, propres à susciter des soupçons sur les ambitions militaires de l’Iran. Si elles étaient effectivement mises en œuvre, elles ruineraient toutes chances d’accord avec Washington.
 
Netanyahou peut donc se frotter les mains. Rouhani va sans doute tenter de louvoyer avec la loi, mais ceci ne pourra tenir qu’un temps si le Guide suprême ne lui apporte pas son concours. Ali Khamenei le voudra-t-il ? Il répète à qui veut l’entendre qu’il n’a aucune confiance dans la parole des États-Unis, et manifeste une opposition viscérale à toute ouverture en direction de l’Occident. La lueur d’espoir qui reste à court terme serait de voir l’administration de Joe Biden ignorer ces provocations et faire d’emblée un geste unilatéral en matière de levée des sanctions, en attendant d’être payé de retour. Mais ceci serait-il acceptable par le Congrès, l’opinion publique américaine ? Rien n’est moins sûr, tant il serait aisé de dénoncer une démonstration de faiblesse. Rouhani parviendra-t-il à s’extraire de ce guêpier ? Force est de conclure à ce jour sur de lourdes interrogations. Gouverner n’est nulle part une tâche facile. Elle l’est moins que partout ailleurs en Iran.
 
  

jeudi 12 novembre 2020

BIDEN, L’IRAN, LE NUCLÉAIRE ET LES AUTRES


En septembre dernier, Joe Biden a pris position à l’égard de l’accord nucléaire avec l’Iran, dit aussi JCPOA, conclu en 2015 à Vienne par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne, dont Trump a sorti les États-Unis en mai 2018. Il a présenté comme un échec la politique de « pression maximale » qui a suivi. De fait, la multiplication des sanctions américaines a infligé des coups terribles à l’économie et à la population iraniennes, mais n’a pas ramené la République islamique à la table de négociations, comme le calculait la Maison-Blanche. L’Iran a finement joué en demeurant au sein du JCPOA, tout en mettant en place une série d’infractions calculées à l’accord, sur lesquelles il s’est dit prêt à revenir si les choses s’arrangeaient. Ces infractions, en somme modérées, l’ont néanmoins rapproché de la capacité à se doter, s’il en prenait la décision, de l’arme nucléaire. Et dans cette période, les cinq autres pays parties à l’accord ont plutôt été du côté de l’Iran, mettant en lumière la solitude de Washington. 

Les attentes de Joe Biden 

Biden a donc manifesté l’intention de ramener les États-Unis dans le JCPOA si l’Iran en respectait à nouveau scrupuleusement les termes. Mais il veut aussi que ce retour ouvre une nouvelle séquence diplomatique. Il s’agirait d’abord d’améliorer le texte avec les autres parties à l’accord en renforçant ses dispositions protectrices à l’égard des tentations de prolifération de Téhéran. L’Iran devrait en outre libérer les Américains injustement détenus, progresser en matière de droits de l’Homme, et reculer dans ses « entreprises de déstabilisation » de la région. Biden enfin souligne qu’il continuera d’user de sanctions ciblées pour contrer les violations des droits de l’Homme, le développement du programme balistique et « le soutien au terrorisme ». 

Côté iranien, la réponse est mesurée. Le Guide suprême ne s’est pas prononcé. Le Président Hassan Rouhani a déclaré que les États-Unis devaient « réparer leurs erreurs passées et revenir au respect de leurs engagements internationaux ». Son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Djavad Zarif, a fait savoir qu’il n’était pas question de renégocier les termes du JCPOA. Son porte-parole a ajouté que les États-Unis devraient garantir l’Iran contre le risque d’une nouvelle sortie de l’accord. Il faudrait alors qu’ils ratifient le JCPOA -- mais le Congrès sera difficile à convaincre --, ou du moins qu’ils fassent adopter par le Conseil de sécurité une résolution donnant à l’accord une force obligatoire. Quant aux autres sujets -- droits de l’Homme, terrorisme, programme balistique, influence régionale --, l’on voit mal l’Iran accepter de lever la barrière qu’il a posée entre le nucléaire et ces autres sujets sur lesquels ses interlocuteurs, en particulier le Président Macron, ont déjà tenté de l’entraîner. De telles questions échappent d’ailleurs à la compétence du ministère des affaires étrangères, qu’il s’agisse du balistique et des opérations régionales, chasse gardée des Pasdaran, ou des droits de l’Homme, à la merci du système judiciaire. 

Les autres acteurs, aux États-Unis et ailleurs 

Biden va devoir aussi compter avec d’autres acteurs. D’abord l’administration finissante de Donald Trump, en place jusqu’au 19 janvier. Celle-ci a tout récemment multiplié les sanctions contre l’Iran et fait passer le message qu’elle pourrait continuer jusqu’au dernier moment, avec l’idée de rendre indémêlable le dense dispositif mis en place. À noter que les dernières vagues de sanctions ont été pour l’essentiel lancées au nom de la lutte contre le terrorisme ou la violation des droits de l’Homme. Or, la mise en œuvre du JCPOA n’avait entraîné que la levée – partielle -- des sanctions liées au nucléaire. Même si ces sanctions nucléaires, rétablies par Trump, sont bien levées à nouveau par Biden, toutes les autres sanctions, touchant à des domaines vitaux comme le pétrole ou les banques, resteront en place, neutralisant le bénéfice attendu du retour des États-Unis dans l’accord de Vienne. Biden aura certes la capacité de revenir aussi sur ces autres sanctions, du moins pour celles dont la levée n’obligerait pas à solliciter l’accord du Congrès, mais il sait également que tout mouvement en ce sens serait aussitôt dénoncé par son opposition comme une démission en matière de lutte contre le terrorisme ou de défense des droits de l’Homme. 

Ajoutons que le service du Trésor chargé de l’élaboration et de l’application des sanctions, le redoutable OFAC (Office of Foreign Assets control), est peuplé à tous les étages de « faucons » ayant mis tous leurs talents de juristes au service de la lutte contre l’Iran. Ce sont eux qui ont déjà saboté la mise en œuvre du JCPOA durant la brève période allant de son adoption au départ d’Obama, en interprétant a minima les obligations des États-Unis. Joe Biden ne pourra donc pas faire l’économie d’une reprise en main de cette administration. Et il devra persuader ses équipes qu’il ne suffit pas d’abroger des textes pour effacer les dommages provoqués par une politique. Il y faut aussi une volonté active de relance et de coopération. 

Et puis, Biden devra également compter avec les réactions d’Israël et des pays de la Péninsule arabique, à commencer par l’Arabie saoudite. Il pourra peut-être passer par pertes et profits le froid qui s’installera dans la relation avec le royaume wahhabite, sachant que ce pays a, de toutes façons, trop besoin de l’Amérique. Il se prépare d’ailleurs à lui faire avaler une pilule autrement amère : la fin du soutien de Washington à la «désastreuse guerre au Yémen ». 

Avec Israël, l’entreprise sera plus difficile, en raison des liens qui unissent l’État hébreu avec de larges segments de l’électorat américain. Avant d’agir il faudra s’expliquer et tenter de convaincre. Les interlocuteurs de la nouvelle Administration, s’ils ne peuvent bloquer le changement de ligne, monnayeront au plus haut leur abstention. Et déjà circule en Israël l’idée qu’il faudra peut-être en venir à intervenir seul contre l’Iran. Est-ce crédible ? Cette menace avait déjà été agitée entre 2010 et 2012, mais l’état-major s’était fermement opposé à ces projets en raison de l’incertitude des résultats. Il devrait en être de même aujourd’hui. D’ailleurs, alors que circule aussi aux États-Unis l’idée que Trump pourrait, avant de partir, frapper l’Iran pour créer une situation irréversible, tout laisse à penser que l’État-major américain marquerait son refus. Il l’avait déjà fait aux derniers temps de l’administration de George W. Bush lorsque cette hypothèse avait été un moment caressée. 

L’échéance des présidentielles iraniennes 

Comment, pour Joe Biden, composer avec tous ces éléments ? Il en est un avec lequel il devra au premier chef compter. Des élections présidentielles se tiendront en Iran en juin prochain. À ce jour, tout va dans le sens de la victoire d’un conservateur, voire d’un radical parmi les conservateurs, tant ceux-ci ont verrouillé la vie politique en tirant profit de la déception de la population a l’égard du JCPOA. Le Président Rouhani s’en est trouvé discrédité, et avec lui, l’ensemble des réformateurs et modérés. Cela s’est vu aux élections législatives de février dernier, qui ont amené une majorité écrasante de conservateurs au parlement. Or les États-Unis, comme l’Europe, ont tout intérêt à ce que réformateurs et modérés, quels que soient leurs graves insuffisances, continuent de compter dans la vie politique iranienne. Eux seuls en effet souhaitent une relation, sinon amicale, du moins apaisée avec l’Occident. D’où l’intérêt de préserver l’avenir, en offrant à Rouhani -- qui ne pourra se représenter après deux mandats -- et à ses amis, une ultime occasion de se refaire une santé politique. 

Il faudrait pour cela poser les bases d’une relance bénéfique à la population durant le bref intervalle de quatre mois allant de l’investiture de Joe Biden à la campagne présidentielle iranienne. Il ne sera pas possible en si peu de temps de mener à terme le plein retour des États-Unis dans le JCPOA et d’effacer les effets ravageurs des sanctions de Donald Trump. Mais il devrait être possible, d’abord de libérer toutes les capacités d’aide humanitaire dont l’Iran a besoin en urgence dans la grave crise sanitaire provoquée par le coronavirus. Ensuite d’accorder sans attendre un montant significatif d’exemptions, ou waivers, aux sanctions sur le pétrole et aux transactions financières internationales, en échange de gestes iraniens également significatifs sur la voie d’un retour au strict respect de ses obligations découlant du JCPOA. Ces mesures partielles mais pragmatiques permettraient d’éclairer l’avenir et de faciliter la suite.

Article paru le 12 novembre 2020 sur le site 

Boulevard Extérieur


jeudi 18 juin 2020

L’Iran, le nucléaire, et les autres : l’Accord de Vienne dans la tourmente

(publié le 17 juin 2020 par le site Orient XXI)

Depuis deux ans, depuis la sortie des États-Unis de l’Accord nucléaire de Vienne, dit aussi JCPOA, l’Administration américaine guette les signes d’un effondrement de l’économie iranienne, prélude à la mise à genoux de la République islamique. Les plus acharnés y croient encore, persuadés que le garrot des sanctions progressivement resserré sur les personnes, les institutions et les entreprises produirait les effets d’un blocus. Il les a produits en effet, mais sans atteindre le but ultime recherché. Certes, l’Iran n’exporte pratiquement plus de pétrole, mais la part des hydrocarbures dans son produit intérieur brut a régulièrement diminué sur longue période, n’atteignant aujourd’hui que 15%. L’économie a donc d’autres ressorts, d’autres ressources, et dispose de la masse critique d’une population de 80 millions d’habitants. Certes, cette population souffre. Récemment, le pays a connu à deux reprises des manifestations violentes, mais celles-ci n’ont jamais vu la jonction décisive des classes populaires et des classes moyennes, aucun leader charismatique n’y a émergé, elles ont pu être matées sans états d’âme par le Régime.

La fureur des États-Unis contre l’Accord de Vienne

La frustration de Trump et de ses partisans tourne donc à l’exaspération. Sachant qu’il serait suicidaire d’aller à la guerre à la veille de l’élection présidentielle, ils s’en prennent à présent à l’Accord de Vienne lui-même, avec l’idée de le réduire en miettes. Peu importe les conséquences. On aurait cru l’Accord protégé par la volonté des six participants restants, Iran compris, de continuer à l’appliquer, protégé aussi par son adossement à une résolution du Conseil de sécurité des Nations-Unies en approuvant tous les termes. Cette résolution présentée par les États-Unis eux-mêmes, a été parrainée et adoptée le 20 juillet 2015 par les quinze membres du Conseil dans la foulée de la conclusion de l’Accord. Mais cette construction était fragile. D’abord parce que le JCPOA lui-même était rédigé, à la demande des Américains, comme une simple déclaration commune d’intentions. Un accord en bonne et due forme aurait dû être ratifié par le Congrès, où l’Administration d’Obama ne détenait pas de majorité. Ensuite, parce que la résolution du Conseil de sécurité était tournée, là encore à la demande des Américains, de façon à ne rendre en aucune façon obligatoire, au sens de la Charte des Nations unies, la mise en œuvre de l’Accord par les participants et par tous les États-membres de l’ONU. C’est ainsi que Trump a pu s’en extraire par une simple décision.

Ceci fait, le JCPOA a néanmoins continué sa route, clopin-clopant, avec l’allure d’une bête blessée, reproche vivant à ceux qui l’avaient quitté. Les Iraniens ont d’abord veillé à en respecter scrupuleusement les termes, ce qu’ont attesté les rapports trimestriels des inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Et ceci malgré l’incapacité des Européens, des Russes et des Chinois à les récompenser par des échanges commerciaux réguliers. L’action dissuasive des sanctions américaines, l’empire du dollar sur les règlements en devises, ont en effet découragé les entreprises susceptibles de travailler avec l’Iran.

Les choix transgressifs de l’Iran

Déjà en mai 2019, un an après sa sortie de l’Accord, l’Administration américaine, ne voyant aucun fléchissement du côté de Téhéran, portait un premier coup à l’architecture de l’Accord de Vienne. Elle met fin alors aux dérogations qui permettaient à l’Iran d’exporter ses productions d’uranium légèrement enrichi et d’eau lourde lorsque les stocks accumulés dépassaient les limites posées par l’Accord. Ces plafonds avaient été mis en place pour empêcher l’Iran de constituer des provisions importantes de deux matières pouvant contribuer à la production de l’arme nucléaire. Dès lors, l’Iran n’a d’autre choix, pour respecter le plafond de 300 kilogrammes d’uranium légèrement enrichi, en vérité le plus critique en termes de prolifération, que d’arrêter tout ou partie de ses centrifugeuses, ou encore de rediluer son uranium légèrement enrichi au fur et à mesure de sa production. Mais il choisit une troisième voie, transgressive celle-là, en s’affranchissant de ce plafond, et donc en accumulant progressivement un stock d’uranium enrichi qui à ce jour, au bout d’un an, a été multiplié par huit. L’Iran précise toutefois qu’il n’a pas l’intention de sortir de l’Accord de Vienne et qu’il reviendra à une stricte application de l’accord dès que les autres parties lui permettront d’en tirer les bénéfices attendus. Et pour faire pression sur ses partenaires, toujours impuissants à contrer les menées de Washington, il donne de deux mois en deux mois de nouveaux coups de canif au JCPOA : franchissement du taux d’enrichissement maximal de l’uranium autorisé par l’Accord, qui passe de 3,67% à 4,5%, reprise des activités de recherche et de développement pour la mise au point de centrifugeuses plus performantes, relance de l’enrichissement sur le site souterrain de Fordo, que l’Accord de Vienne avait mis en sommeil. Le JCPOA semble alors à l’agonie.

Une entourloupe à l’horizon

Mais en avril dernier, le Secrétaire d’État Mike Pompeo redonne du grain à moudre aux soutiens de l’Accord par une nouvelle provocation. Il déclare en effet vouloir absolument empêcher que soit prochainement levé l’embargo sur les ventes d’armes à l’Iran instauré par le Conseil de sécurité antérieurement à la conclusion du JCPOA, et que le Conseil s’était engagé par sa résolution de juillet 2015 à abolir en octobre 2020. Il annonce donc que les États-Unis vont prochainement présenter au Conseil un projet de résolution visant à prolonger indéfiniment ces sanctions. Il annonce surtout qu’au cas où cette résolution serait rejetée -- hypothèse fort probable en raison notamment du soutien à l’Iran de la Russie et de la Chine, détentrices du droit de veto --, il n’hésiterait pas à faire jouer la clause dite de snap-back, contenue dans la résolution de juillet 2015, permettant à tout participant au JCPOA de rétablir par son seul vote tout ou partie des sanctions de l’ONU précédemment infligées à l’Iran.

Le raisonnement fait alors scandale. Il s’appuie en effet sur une entourloupe juridique, la résolution de juillet 2015 ne précisant pas expressément qu’un pays désigné comme « participant » au JCPOA, en l’occurrence les États-Unis, cesserait de l’être au moment où il se retirerait de l’Accord. La manœuvre paraît indigne d’un pays sérieux. Pourrait-elle néanmoins réussir ? Assistera-t-on à une révolte de tout ou partie des membres du Conseil de sécurité ? L’on en saura plus dans les semaines ou les mois à venir.

Haro sur les coopérations nucléaires avec l’Iran

Mais en attendant, Mike Pompeo, décidément acharné à poursuivre la destruction du JCPOA, remet fin mai le couvert. Il annonce que les États-Unis vont mettre bientôt fin aux dérogations, ou waivers, qui protégeaient des sanctions américaines la coopération instaurée par l’Accord entre l’Iran et ses partenaires pour réorienter certains projets nucléaires iraniens posant de sérieux risques de détournement à des fins militaires. C’est ainsi que l’Iran avait commencé à bénéficier d’une aide pour modifier les plans d’un réacteur de recherche en cours de construction près de la ville d’Arak de façon à réduire drastiquement sa production de plutonium. Or le plutonium offre la deuxième voie d’accès à la bombe aux côtés de l’enrichissement de l’uranium. Pompeo annonce aussi que les États-Unis empêcheront de fournir à l’Iran le combustible à base d’uranium enrichi à 20% nécessaire au fonctionnement du petit réacteur de recherche de Téhéran, vendu dans les années 1960 à l’Iran par les Américains eux-mêmes. À noter que Mike Pompeo n’a pas évoqué dans sa déclaration les quelque mille centrifugeuses du site enterré de Fordo qui devaient être réaffectées à d’innocentes activités de recherche et de production d’isotopes médicaux, la coopération internationale en cette affaire ayant été interrompue par la décision iranienne d’utiliser à nouveau ces centrifugeuses pour la production d’uranium enrichi.

La décision américaine apparaît ainsi à tout le monde comme une sorte de « pousse-au-crime », et du côté iranien, renaissent les déclarations évoquant la possibilité de sortir définitivement du JCPOA, ou même du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Il est clair en tous cas dès à présent que l’Iran ne laissera pas passer une nouvelle humiliation au Conseil de sécurité sans une réaction de première grandeur. Et l’une des réactions possibles à cette nouvelle vague de punitions pourrait être de reprendre sur son sol l’enrichissement d’uranium à 20%, auquel avait mis fin l’Accord de Vienne. L’on se rapprocherait alors dangereusement des hauts enrichissements à visée militaire.

Les timidités de l’Europe

Comment ont réagi à ces attaques américaines les autres partenaires du JCPOA ? Les Russes ont été jusqu’à présent les plus clairs pour condamner les derniers projets américains. Les Chinois, empêtrés dans bien d’autres querelles avec les États-Unis, sont restés plus discrets, mais ne manqueront pas le moment venu d’agir comme les Russes. Quant aux Européens, ils n’ont pas encore officiellement indiqué comment ils réagiraient au cas où les Américains pousseraient leurs projets au Conseil de sécurité. Peut-être comptent-ils sur les Russes et les Chinois pour les bloquer. À ce jour, seul Josep Borrell, le Haut représentant de l’Union européenne, a marqué publiquement sa désapprobation de la mise en œuvre de la procédure de snap-back par les États-Unis. En ce qui concerne le retour des sanctions contre les activités nucléaires iraniennes bénéficiant d’une coopération internationale, les trois Européens participant au JCPOA – Allemand, Britannique et Français -- ont inauguré la formule d’une déclaration commune « regrettant profondément »’la décision américaine, déclaration émise toutefois, non par les ministres avec le Haut représentant de l’Union européenne, mais par les porte-parole de leurs administrations respectives. Façon de se défausser sur des fonctionnaires subordonnés de la responsabilité de de mettre en cause les États-Unis.

Ceci augure mal de la volonté européenne de poursuivre malgré les sanctions américaines une coopération fort utile pour la non-prolifération. Elle pourrait pourtant continuer, au moins en mode dégradé, dans la mesure où elle est sans doute portée par une majorité d’entreprises de service public, peut-être mieux à même de résister aux sanctions, dans la mesure aussi où un certain nombre d’activités de coopération pourrait ne pas se traduire en flux financiers, cible principale des sanctions, mais en soutiens pratique et intellectuel. Osera-t-on ainsi finasser ? Rien n’est moins sûr.

Encore au moins cinq mois de crise

Et puis, la suite dépend aussi du comportement de l’Iran. Celui-ci est en ce moment en délicatesse avec l’AIEA, car lui refusant l’accès à deux sites non déclarés, suspectés d’avoir abrité des activités ou des équipements nucléaires clandestins, et refusant aussi de s’expliquer sur la découverte en un autre site par les inspecteurs de l’Agence de particules d’uranium d’un type introuvable dans la nature, donc témoignant d’une activité humaine. Si le conflit ne se résout pas, l’affaire pourrait en principe atterrir sur la table du Conseil de sécurité, ce qui ne serait pas dans l’intérêt de l’Iran.

Tout laisse donc augurer dans les mois à venir de relations chahutées en matière nucléaire entre l’Iran et les États-Unis, mais aussi entre l’Iran et ses partenaires du JCPOA, enfin entre ces derniers et les États-Unis. Sans oublier l’AIEA, vouée à naviguer dans une mer semée d’écueils. À ceci s’ajoutent les tensions politiques dans le Golfe persique, et les tensions encore plus graves parcourant le Proche-Orient. Israël, mais aussi l’Arabie saoudite, restent en embuscade pour favoriser tout ce qui pourrait déstabiliser l’Iran. C’est donc un chemin chaotique que la diplomatie internationale va devoir parcourir jusqu’à l’élection présidentielle américaine, dont il faut espérer qu’elle débouchera sur de plus souriantes perspectives.

mardi 7 avril 2020

INTERVENTION SUR LA CRISE NUCLEAIRE IRANIENNE A LA FONDATION RES PUBLICA


  Colloque "Iran, Etats-Unis, où la crise au Moyen-Orient nous conduit-elle?" 

 mercredi 5 février 2020

François Nicoullaud

Comment se fait-il que les États-Unis aient laissé s’installer en Irak des gouvernements issus de partis chiites proches de l’Iran ? me demandiez-vous. La réponse est très claire : les Américains ont introduit en Irak un virus extrêmement dangereux qui s’appelle la démocratie. À partir du moment où la Constitution du pays appliquait des principes démocratiques, la loi de la majorité, qui est chiite, jouait. Parmi ces chiites, le parti Dawa et le Conseil suprême de la révolution irakienne étaient également très proches de l’Iran. Les États-Unis ont dû très vite s’incliner devant cette influence iranienne. Ils ont essayé de composer, de négocier la nomination de gens qui ne leur soient pas trop opposés mais ils ont, à vrai dire, à moitié réussi. En fait, tout ceci relève du désastre de l’intervention en Irak. Avec beaucoup de clairvoyance, le Président Chirac avait dit à G. W. Bush avant l’intervention : « Vous allez au désastre, vous allez introduire en Irak le pouvoir des chiites. » C’est bien ce qui s’est passé.

Le Moyen-Orient est à l’heure actuelle dans une situation hautement volatile, comme en témoignent toute une série d’incidents récents. Sans atteindre le niveau dramatique des épisodes de la guerre Irak-Iran, ou de la première et deuxième interventions d’une coalition en Irak, la situation est lourde de dangers. Tout le monde a le sentiment que les pays de la région négocient ou s’affrontent au bord du gouffre.

Au cœur de tout cela, l’Iran, apparaît comme une menace pour son environnement.

Il est une menace pour les pays du Golfe persique et quelques autres, pour l’essentiel par son poids spécifique : ses 80 millions d’habitants en font un géant même face à l’Arabie saoudite, à plus forte raison face aux différents Émirats. Il est aussi une menace en raison de l’idéologie de la Révolution islamique : on parle du « Guide suprême de la Révolution islamique », non du « Guide suprême de la révolution iranienne », ce qui signifie que la révolution iranienne a vocation à s’étendre à l’ensemble du monde musulman. Il s’agit de se débarrasser des régimes impies et des mauvais musulmans de la même façon qu’à l’époque de la Révolution française on voulait se débarrasser des tyrans. Les révolutionnaires iraniens, se considérant comme les meilleurs musulmans, ont voulu imposer à l’ensemble du monde musulman leur vision de l’islam et d’une société islamique commandée par les docteurs de la foi, ce qui était évidemment tout à fait inacceptable pour leur environnement.

L’Iran est aussi une menace pour Israël. Dès les débuts de la Révolution islamique, Khomeini a pris position très clairement pour la destruction de l’État d’Israël. S’agissait-il d’aller le détruire ou de prédire qu’un jour il disparaîtrait ? Les exégètes s’affrontent. En fait cela n’a jamais traversé l’esprit des Iraniens de déclencher une guerre contre Israël même si, pendant la guerre Irak-Iran, Khomeini avait déclaré que la conquête de Kerbala, lieu saint d’Irak, « ouvrait la voie vers Jérusalem ». Il n’est ensuite jamais revenu là-dessus. Mais on comprend qu’Israël perçoive cela comme une menace existentielle. Comme toujours, par un phénomène de retournement, les dirigeants israéliens ont utilisé cette menace pour mobiliser la solidarité de l’Occident, des États-Unis. Ils ont assez habilement retourné, instrumentalisé cette menace. Côté iranien, cette posture – plus Palestinien que moi tu meurs ! – leur permettait d’apparaître comme les meilleurs musulmans du monde et de démontrer que les pays arabes de la région ne faisaient pas vraiment leur devoir. Au-delà même de l’islam, les Palestiniens représentaient aussi tous les opprimés du monde. Cette conjonction d’un islam conquérant et d’une vision tiers-mondiste caractérise précisément l’islam politique iranien.

La menace iranienne contre les pays de la région, les pays arabes, Israël, a été amplifiée par l’effet multiplicateur du programme nucléaire iranien.

En effet, sans programme nucléaire iranien, ces menaces seraient probablement assez gérables, on pourrait s’en accommoder, on pourrait travailler dessus. Mais le programme nucléaire introduit une nouvelle dimension et élargit la menace au-delà des pays de la région car si le régime iranien ne menace pas l’Occident dans son intégrité, il menace la position dominante des puissances occidentales en matière de technologies nucléaires. En laissant entendre qu’il veut devenir une puissance nucléaire (purement civile ou aussi militaire, là est l’incertitude), l’Iran veut clairement prendre une revanche sur l’histoire. C’est une question de statut, c’était vrai du temps du Shah, c’est encore plus vrai du temps de la Révolution islamique. L’Iran ne veut pas se laisser enfermer dans le sort d’un pays pétrolier qu’on exploite, qui gaspille ses richesses et qui, au bout de quelques générations, se retrouve aussi pauvre qu’avant. Considérant son histoire, sa civilisation, l’Iran veut jouer dans la cour des grands. À cette fin, le nucléaire est évidemment un élément symbolique extrêmement fort.

Quel genre de nucléaire ?

Sur cette question, l’Iran a été ambigu. Il a certainement voulu avoir la bombe puis a réalisé à un certain moment que cela allait lui créer plus de problèmes que cela n’en résoudrait. Il a assez vite compris qu’un Iran nucléaire militaire était inacceptable pour les États-Unis, pour Israël, et que ces pays n’hésiteraient pas à faire tout ce qu’il faudrait pour l’empêcher d’avoir la bombe.

En revanche, l’Iran de la Révolution islamique, parcourant d’ailleurs le même raisonnement que le Shah, s’est dit qu’il avait tout intérêt à devenir un « pays du seuil » en acquérant par les voies du nucléaire civil, par le développement d’un parc industriel nucléaire, toutes les technologies qui permettent en cas de besoin d’accéder à la bombe. L’idée d’être un « pays du seuil », capable, si nécessaire, de produire une bombe en deux ou trois ans grâce aux technologies acquises, est à peu près suffisante pour traiter toute menace stratégique, du type « fils de Saddam », qui apparaîtrait dans la région. Être un « pays du seuil » paraît être le bon compromis qui permet d’avancer le plus loin possible sans franchir le seuil fatidique qui entraînerait une réplique insupportable pour la survie de l’Iran et surtout la survie du régime.

Cette « dissuasion » qui se fait sur cette limite du seuil se combine avec une dissuasion balistique. Les Américains, les Français, et d’autres, considèrent à juste titre que le balistique va avec le nucléaire. Dans le cas de l’Iran, il est certain que le développement d’un parc balistique important, même simplement équipé de têtes conventionnelles, est un élément dissuasif tout à fait significatif. L’Iran a d’ailleurs fait ce choix parce qu’il n’avait plus la possibilité d’acheter du matériel de guerre à l’extérieur, sinon auprès de la Chine ou de l’Union soviétique puis de la Russie dont il considérait les matériels comme plutôt médiocres. Ne pouvant développer une force aérienne à l’image de celle que détiennent ses voisins, il a décidé de tout miser sur le balistique.

Il ne s’agit pas d’un balistique de première frappe. Si les Iraniens se risquaient à frapper Israël, ils lui infligeraient sans doute des destructions sensibles mais la riposte serait évidemment désastreuse pour l’Iran. En revanche, les Israéliens comprennent bien que s’ils frappent en premier, même s’ils font des dégâts considérables, la riposte iranienne fera très mal et cela les amène certainement à y réfléchir à deux fois avant d’intervenir sur le sol iranien.

Cette dissuasion entre même dans le jeu à l’égard des États-Unis. On vient de le voir dans l’épisode qui a suivi l’exécution de Qassem Soleimani, avec cette frappe iranienne extrêmement bien calibrée, efficace : les missiles ont touché un espace assez restreint. Heureusement, les Iraniens avaient prévenu les Américains qu’ils allaient frapper, donc tout le monde était aux abris. Tout cela était bien calculé. Mais la signification du geste, la démonstration de la capacité iranienne a évidemment impressionné les Américains. Donc l’escalade s’est arrêtée là. On peut considérer que, à part l’épisode tragique de l’avion ukrainien abattu par erreur par la défense anti-aérienne iranienne, c’était plutôt un succès. Les Américains ont compris que la menace pouvait viser l’ensemble de leurs bases au Moyen-Orient, ainsi que les bases de leurs alliés, qui se trouvaient fragilisées même si elles sont en partie équipées de missiles anti-missiles (Patriot), ce qui n’était pas le cas de la base américaine touchée en Irak.

Il se crée donc avec les pays de la région un équilibre de type dissuasif, même s’il ne répond pas à la définition classique de la dissuasion nucléaire où il faut vraiment détenir l’arme pour obtenir une dissuasion maximale.

Face à cela, comment les États-Unis se positionnent-ils ?

Donald Trump, dans cette affaire, est pris dans une série de contradictions qui reflètent les contradictions mêmes de son électorat.

Dans la définition de sa politique à l’égard de l’Iran, il doit tenir compte d’abord de la détestation de la grande majorité des Américains à l’égard de l’Iran. L’Iran est très peu populaire aux États-Unis pour des raisons qu’on connaît bien et qui se comprennent. Les Iraniens ont infligé aux États-Unis des humiliations cuisantes. La prise en otages de 52 diplomates en dépit de toutes les lois internationales, geste véritablement transgressif, a été une humiliation profonde pour les Américains. Tout comme la frappe de militants de ce qui allait devenir ensuite le Hezbollah au Liban qui a tué 250 Marines américains (et d’ailleurs, le même jour, une cinquantaine de parachutistes français). Ce sont quand même des souvenirs terribles qui, dans l’esprit des Américains, se situent un peu au niveau de Pearl Harbor ou du départ du Vietnam. Ils sont profondément ancrés dans la mémoire de l’électorat américain.

En même temps, cet électorat ne veut pas de guerres lointaines, Donald Trump l’a très bien compris, il est lassé des « guerres sales » dans des pays dont on ne sait pas très bien où ils se trouvent sur la carte mais dont on perçoit la réalité au fur et à mesure que rentrent aux États-Unis les body bags, les corps des militaires tombés dans ces opérations obscures, interminables, extrêmement coûteuses. D’autre part, au fur et à mesure que Donald Trump se rapproche de l’élection, il se doit de ne pas apparaître comme faible. Un Président qui souhaite se faire réélire doit veiller à ne pas se montrer comme cédant à la pression extérieure.

Donald Trump, pour arriver à concilier tout cela, finit par adopter une ligne étroite, une ligne de crête, ce sont les fameuses sanctions.

Sanctions qui, il faut le rappeler, avaient déjà été appliquées – et durement appliquées – par Barack Obama. Car même si Barack Obama voulait négocier avec l’Iran, il voulait le faire en position de force.
Malheureusement, il n’a pu négocier que pressé par le temps à la fin de son mandat. Idéalement, dans une vision un peu cynique des choses, il aurait dû attendre avant d’offrir de négocier et de faire des concessions à l’Iran. Mais Barack Obama voulait obtenir un succès diplomatique majeur qu’il puisse afficher face à l’histoire. Et donc – c’est l’analyse des néoconservateurs américains – il a négocié trop tôt.

Donald Trump revient sur tout cela et décide de bien s’assurer qu’il met l’Iran à genoux avant de lui tendre la main pour une négociation. La difficulté, c’est que Donald Trump ne sait pas très bien sur quoi sa politique va déboucher. En homme de « deal », en businessman, il serait assez content de parvenir à un accord. Mais une autre contrainte s’ajoute à celles déjà énoncées : il faut qu’il obtienne un accord qui soit meilleur que celui de Barack Obama ! En effet, pendant toute sa campagne électorale, il a répété que c’était le pire des accords jamais signés par les États-Unis. Donc il le dénonce, par haine de Barack Obama, par volonté de détruire son héritage politique. Mais une fois qu’il l’a détruit, sur quoi reconstruire ? Il sera très compliqué d’obtenir plus que ce que Barack Obama avait obtenu lui-même. Car Barack Obama avait fait une concession majeure pour obtenir cet accord en renonçant à ce qui avait été le « mantra » de la négociation du côté occidental pendant dix ans – mais il est vrai sans succès – à savoir que l’Iran devait renoncer totalement à son programme d’enrichissement par centrifugation, cette technologie qui est la meilleure et la pire des choses, qui alimente en combustible des centrales nucléaires tout à fait pacifiques mais peut servir à fabriquer des bombes. Pour les Iraniens, c’était inacceptable pour toutes les raisons qui ont été évoquées. Barack Obama a donc décidé de renoncer à cette revendication et d’accepter que l’Iran conserve un programme de centrifugation soigneusement encadré, rigoureusement inspecté. C’était le deal. Faire mieux que cela, obtenir que l’Iran abandonne des parts essentielles de son programme nucléaire, obtenir qu’il bride, voire supprime son programme balistique est une vision tout à fait irréaliste. On est donc dans une situation bloquée, d’autant plus bloquée que l’on va vers une campagne électorale dans laquelle Donald Trump ne peut pas apparaître comme faisant des concessions. Il doit obtenir une victoire éclatante sur l’Iran mais il y a peu de chances que l’Iran cède même si ce pays souffre. Les Iraniens sont habitués à souffrir. S’ils se révoltent, le régime tire sur la foule sans aucun état d’âme.

Et malheureusement pour les néoconservateurs américains, les conditions ne sont pas réunies pour une nouvelle révolution qui ferait tomber le régime islamique. Cela pour trois raisons :

La première c’est qu’il manque à ce jour l’alliance, nécessaire à toute révolution, des classes populaires et des classes moyennes. Cette alliance existait en 1979. Tous les soulèvements qui ont eu lieu ensuite étaient le fait, soit des unes, soit des autres, mais ces deux mondes ne se sont plus jamais rencontrés.

La seconde, c’est qu’il n’y a jamais eu depuis 1979 de leader charismatique qui puisse animer un mouvement de contestation du régime.

La troisième, c’est qu’il faut aussi, pour qu’une révolution réussisse, que le régime en place perde un peu le moral. Le Shah, par exemple, avait vraiment perdu le moral. S’il avait fait tirer sur la foule aussi férocement que l’a fait la République islamique, il n’y aurait probablement pas eu de révolution. Mais il a préféré s’effacer. Ces trois éléments ont conduit au succès de la Révolution islamique et n’ont plus été réunis depuis.

Que va-t-il se passer ?

Prédire l’avenir est toujours un peu risqué pour les analystes.

Si Donald Trump gagne les élections, il va retrouver la liberté de manœuvre qu’a un Président des États-Unis dans son second mandat, quand il n’a plus à se soucier de sa réélection et peut donc s’autoriser des gestes, des ouvertures, qu’il ne pouvait pas envisager dans un premier mandat. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé avec Barack Obama dans cette affaire.

Si Donald Trump n’est pas réélu, on verra arriver de nouvelles équipes qui essaieront de renouer avec l’Iran. Mais ce ne sera pas très facile car les dirigeants devront toujours tenir compte de leur opinion, et aussi de la pression considérable qu’exerce Israël sur la vie politique américaine.

Les espoirs d’une sortie prochaine de crise sont donc ténus.

Quant aux Européens… il n’y a pas grand-chose à en dire. Ma conclusion sera brève, malheureusement.
Au niveau politique, la volonté est là, plutôt sympathique. Nous voudrions aider l’Iran mais nous sommes entravés par les sanctions américaines car aucune société européenne ne peut prendre le risque d’aller travailler en Iran. Les propos allants que nous tenons ne débouchent donc sur rien.

Il y a eu des tentatives intéressantes de notre Président pour essayer d’obtenir des petits pas des deux côtés afin, du moins, de faire baisser la tension, d’éviter un phénomène de surfusion politique, stratégique, qui aurait pu basculer dans un affrontement guerrier. Il n’a pas tout à fait réussi. Il n’a pas non plus tout à fait échoué puisqu’il n’y a pas de guerre en ce moment.

C’est difficile à accepter, mais il y a des moments dans l’histoire où il n’y a pas, à un instant T, de solution convenable aux problèmes qui se posent. Il faut attendre que surviennent des opportunités, des ouvertures. Il faut attendre des jours meilleurs, tout en continuant à travailler, à réfléchir, à dialoguer. Je pense que c’est ce qu’essaient de faire un certain nombre de diplomaties européennes, malheureusement trop modestement et privées de leviers d’action.

Merci beaucoup.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Monsieur l’ambassadeur.

J’ai envie de vous poser une question au sujet de la nature du régime iranien. C’est un régime religieux, je n’apprends rien à personne. Mais il faut s’accommoder de régimes assez différents à la surface de la terre, en application du principe dit de non-ingérence.

Jusqu’où ce régime religieux est-il tolérable ? En principe nous devons respecter le fait que l’Iran est ce qu’il est. Il s’agit d’un régime de type millénariste : on percevait dans l’idéologie de Rouhollah Khomeini une vision quelque peu apocalyptique. Il me semble nécessaire de mieux comprendre la nature idéologique exacte, le Velayat-e faqih, la dictature des juristes. Ce régime, en effet, obéit à une certaine logique.

Il faut bien reconnaître que le terrorisme vient plutôt du côté sunnite que du côté chiite. Bien sûr il y a eu les attentats que vous avez rappelés, mais le djihadisme à grande échelle est plutôt d’origine sunnite, qu’il s’agisse d’Al-Qaida ou de Daech. J’entends bien le discours de M. Cousseran sur le fait qu’il y a toute une organisation (Al-Qods, Moudjahidines, milices, bassidjis, etc.). Il faut essayer de gérer cela.

Le Président Obama avait fini par trouver une solution vivable. Toute révolution décrit un orbe et on peut donc penser qu’il arrive un moment où une attitude de contention, de containment, est ce qu’il y a de plus raisonnable. On pensait y être arrivé.

Là on est dans une situation où il n’y a plus de solution. On ne voit pas comment cela peut évoluer.

Vous avez dessiné deux perspectives optimistes. En cas de victoire de Donald Trump, la possibilité d’une ouverture. Dans l’autre hypothèse, une victoire des démocrates – qu’on ne voit pas poindre à l’horizon –, ce serait difficile, en tout état de cause, pour les raisons que vous avez dites et qui sont puissantes.

Si cette région est à l’évidence un foyer d’instabilité très grave pour le monde entier, elle l’est particulièrement pour nous Européens qui en sommes les voisins et où nous sommes profondément impliqués. Comment les Européens n’ont-ils pas été capables de développer ouvertement, à l’échelle mondiale, par tous les moyens modernes de communication, une autre perspective que celle dans laquelle nous sommes enfermés ? Parce que nous sommes enfermés, nous ne sommes plus des pays indépendants. Les entreprises ne peuvent plus investir en Iran, ne peuvent plus commercer avec l’Iran. Nos banques sont tétanisées… C’est une situation que nous avons déjà étudiée, nous avons consacré deux colloques à l’extraterritorialité du droit américain [1]. Il y a là un problème énorme. Allons-nous nous résigner, nous Européens, à n’être plus qu’un petit caniche à l’échelle de l’Histoire ?

François Nicoullaud

La question de la nature du régime est tout à fait intéressante. Khomeini, au départ, a introduit dans la vision classique du chiisme une dimension tout à fait nouvelle qui était d’ailleurs rejetée par la plupart de ses pairs : plutôt que d’attendre tranquillement l’arrivée du « douzième Imam » qui doit instaurer le bonheur sur terre à la fin des temps (vieux mythe zoroastrien récupéré par plusieurs religions), plutôt que d’attendre tranquillement l’apocalypse, il faut essayer de gérer au mieux le quotidien de la politique. Et qui peut mieux que les docteurs de la foi conduire un pays, conduire l’islam et le monde à l’avènement du « douzième Imam », et préparer les voies de son arrivée ?

Mais, fait intéressant, la révolution a été le fruit d’une combinaison. À la vision de Khomeini s’est superposée celle des libéraux, des progressistes, d’une classe intellectuelle, des étudiants, qui appuyaient les aspirations de la population iranienne à la démocratie.

Khomeini avait débuté sa carrière politique en s’opposant au vote des femmes mis en place par le Shah. En 1962-1963, il s’opposait au Shah en l’attaquant sur ce point, ce qui était extrêmement populaire auprès des autres religieux.

Dix-sept ans plus tard, à son corps défendant, il a été obligé de tourner casaque, d’accepter le suffrage universel et en particulier le vote des femmes.

C’est donc un régime hybride qui se met en place, avec une constitution qui combine une vision millénariste, autoritaire, de la gestion d’un pays avec une ouverture démocratique. C’est un système bizarre, mais qui a des élections. Il y a eu à peu près une grande élection tous les ans depuis les débuts de la Révolution islamique, ne manquent pas de rappeler, à juste titre, les Iraniens.

Ensuite, il faut voir comment se déroule cette élection, comment sont choisis les candidats, etc. Lors de son intronisation, à son deuxième mandat, devant tous les dignitaires du régime et quelques ambassadeurs, le président Khatami a fait un long discours où il célébrait la victoire du peuple et le respect de la souveraineté populaire. Après quoi Khamenei a pris la parole : « Oui, la démocratie est absolument essentielle à notre République », a-t-il déclaré, mais « toute démocratie doit être encadrée ». D’ailleurs, a-t-il ajouté, « les démocraties populaires étaient encadrés par l’idéologie marxiste et le Parti communiste, et les démocraties occidentales sont encadrées par l’argent. Il est impossible de gagner une élection aux États-Unis sans être soutenu par le grand capital… Notre démocratie, elle, est encadrée par la loi de Dieu ! Nous avons donc la meilleure, la plus parfaite des démocraties. Cet encadrement par la loi de Dieu nous évite tous les phénomènes de corruption qui ont pénétré l’Occident, l’homosexualité, la drogue, etc. ».

Voilà la vision qu’ont les dirigeants iraniens de leur propre régime.

Renaud Girard

J’ajouterai que le Velayat-e faqih est le gouvernement des jurisconsultes en religion, des clercs en religion. Ce n’est pas le Conseil d’État !

La grande différence entre le chiisme et le sunnisme c’est que le chiisme accepte plusieurs écoles, plusieurs interprétations. Dans le chiisme, l’interprétation est libre alors qu’elle a été bloquée à Bagdad par le hanbalisme au IXème siècle et en Espagne un peu après Averroès au XIIème siècle. Le sunnisme est donc une religion qui n’interprète plus, qui ne se discute plus, qui ne se remet pas en cause. Il n’a pas connu de réforme comme, en Occident, la Réforme et la Contre-Réforme.

Dans le chiisme donc, l’interprétation est libre. Il existe d’ailleurs des écoles d’interprétation différentes. Le plus grand ayatollah chiite, Ali al-Sistani, en Irak, à Najaf, condamne ouvertement le système politique iranien du Velayat-e Faqih. Il y a eu en Iran une école tout à fait libérale qui était incarnée par l’ayatollah Hossein Ali Montazeri (mort en 2009). On a connu au Liban un ayatollah Fadlallah qui était aussi tout à fait libéral.

Si les chiites acceptent ces différentes interprétations c’est parce que leur religion est messianique. Ils attendent le retour du douzième imam (le Mahdi), sauveur ultime de l’humanité, qui serait né en l’an 869 à Samarra, dans l’actuel Irak, où a été construit le Sanctuaire Al-Askari au dôme d’or, gravement endommagé par deux attentats (en 2006 et 2007) imputés au groupe Al-Qaïda en Irak, ce qui a entraîné de sanglants affrontements.

Jean-Pierre Chevènement

On s’éloigne un peu de la nature du régime iranien car même la liberté d’interprétation, caractéristique originale, ne change pas la nature même du régime qui est aujourd’hui ce qu’il est.

Renaud Girard

Tout à fait.

Sur le terrorisme, il faut dire les choses telles qu’elles sont, les chiites n’ont pas commis d’actes terroristes à partir de ce millénaire. Leurs actes terroristes remontent bien avant, tel l’attentat de la rue de Rennes. Mais au même moment nos Super-étendards, avec des pilotes français, étaient mis à disposition des Irakiens…

Jean-Pierre Chevènement

Cela se passait en 1983. Je n’étais plus au gouvernement mais, à ma connaissance, les pilotes n’étaient pas français. Ces avions étaient mis à disposition de pilotes irakiens qui avaient en effet été formés en France. Il faut toujours rester objectif.

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[1] « L’extraterritorialité du droit américain », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 1er février 2016 ; « L’Europe face à l’extraterritorialité du droit américain », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 24 septembre 2018.

Le cahier imprimé du colloque "Iran, Etats-Unis, où la crise au Moyen-Orient nous conduit-elle ?" est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.