Avant la
crise
Pour bien
percevoir les enjeux de cette période, il convient de rappeler qu’auparavant,
les Français avaient été mêlés de près aux débuts du programme iranien. Le
Shah, dès les années 1950, se positionne en promoteur du nucléaire pour son
pays, avec l’idée de réserver à court terme le maximum de sa production
pétrolière pour l’exportation, et à long terme, de se prémunir contre
l’épuisement inéluctable de ses réserves. Il se tourne spontanément vers les États-Unis
pour le soutenir dans cette entreprise. Ceux-ci obtiennent de l’Iran qu’il
adhère au Traité de non-prolifération nucléaire, ce qui l’amène à placer toutes
ses installations nucléaires sous le contrôle de l’Agence internationale de
l’énergie atomique (AIEA). Les États-Unis veulent en outre – déjà ! –
brider le programme iranien en obtenant du Shah qu’il renonce aux technologies
sensibles de l’enrichissement d’uranium et du retraitement de combustibles usés
pour en extraire du plutonium : technologies dites « duales »,
car, outre leur intérêt civil attesté, elles ouvrent toutes deux la voie vers
la bombe. Le Shah se tourne alors vers la France et l’Allemagne, moins
regardantes sur ces sujets. En 1975, Siemens commence à construire deux
réacteurs de puissance à Bouchehr. En janvier 1979, la France lance à son tour
la construction de deux réacteurs à Darkhovin. Et surtout, dès 1974, la France
ouvre à l’Iran une participation dans la société Eurodif, qui lui permettra, le
moment venu, d’emporter 10% de la production de l’usine d’enrichissement du
Tricastin, encore en projet. Pour faciliter cette réalisation, le Shah prête en
outre au Commissariat à l’énergie atomique la somme d’un milliard de dollars.
La France livre enfin à l’Iran un laboratoire de fabrication de combustible
nucléaire, installé à Ispahan. Et elle forme des chercheurs, des ingénieurs,
des techniciens iraniens dans ses universités et sur ses sites nucléaires.
Tout ceci
s’effondre avec la révolution islamique, qui met fin aux grands programmes du
Shah. Les Français tentent de récupérer leur mise, ce qui donne lieu à des
contentieux orageux sur fond de guerre Irak-Iran, d’attentats et de prises
d’otages. Et surtout, lorsque Khomeyni donne son feu vert à la relance du
programme nucléaire iranien, les Français s’abstiennent d’y participer. Il est
vrai que les Américains qui, dès le milieu des années 1980, soupçonnent l’Iran
de travailler clandestinement à l’acquisition de la bombe, déploient dès lors
d’intenses efforts diplomatiques pour décourager toute coopération avec les
Iraniens dans le domaine nucléaire. Ils y réussissent assez bien. Seule la
Russie les défie en acceptant de mener à terme le chantier de Bouchehr
abandonné par les Allemands et bombardé à plusieurs reprises par l’aviation
irakienne.
Début de
crise, début de négociation
En 2002, coup
de théâtre, le monde découvre, effaré, que l’Iran travaille à acquérir la
maîtrise des deux technologies dont la prolifération inquiétait déjà les
Américains dans les années 1970 : une usine d’enrichissement par
centrifugation se construit dans les environs de la ville de Natanz, et près de
celle d’Arak, c’est une usine d’eau lourde qui se prépare à entrer en
production. Or l’eau lourde est un élément important du fonctionnement des
réacteurs à uranium naturel, très fortement plutonigènes. Et les Iraniens ne
dissimulent pas qu’ils se préparent à construire un réacteur de recherche de ce
type. Certes, tout ceci finit par être déclaré à l’AIEA, qui envoie bientôt sur
place ses équipes d’inspecteurs. L’Iran souligne d’ailleurs qu’aucune de ces
activités n’est interdite par le Traité de prolifération nucléaire, mais chacun
craint que ces technologies sensibles ne soient à un moment ou à un autre
détournées vers des usages militaires. En outre, les inspecteurs de l’AIEA
découvrent, au cours de leurs recherches, des expérimentations non déclarées,
ce qui ajoute à la tension. Les Américains sont entre temps intervenus en Irak
et, tout à leur victoire, ne sont guère portés à la conciliation. Ils veulent
donc traîner l’Iran au Conseil de sécurité pour l’obliger à se soumettre.
C’est
alors que les Français se dressent sur leur chemin. Dominique de Villepin,
ministre des affaires étrangères, est persuadé qu'une confrontation est
prématurée, qu'il faut donner une chance à la négociation. Il s'assure du
soutien de son président, Jacques Chirac, et fait taire, au moins pour un
temps, les objections de ses collaborateurs, qui craignent d'ouvrir une
nouvelle crise avec les États-Unis, déjà ulcérés de l'absence de la France dans
la coalition contre Saddam Hussein. Il convainc ses homologues allemand et
britannique de se rendre avec lui à Téhéran pour y rechercher une solution
d'apaisement. C'est ainsi que s'ouvre en octobre 2003 un dialogue dont le fil,
malgré de nombreuses péripéties et plusieurs variations de format, ne sera
jamais rompu jusqu'à son débouché sur l'accord de juillet 2015.
La
solitude de Jacques Chirac
Mais cette
première phase de discussions s'achève en 2005 sur un échec. L'impulsion donnée
par Dominique de Villepin s'étiole après son départ pour le ministère de
l'Intérieur en mars 2004. Jacques Chirac reste mobilisé, mais son autorité tend
à s'éroder au fur et à mesure qu'il s’approche de la fin de son deuxième et
dernier mandat. Les hauts fonctionnaires qui tiennent le dossier au Quai
d'Orsay reprennent la main et veillent à n'être entraînés vers rien qui puisse
ébranler la solidarité transatlantique. Or les Américains, s'ils se sont
résignés à voir les Européens parler aux Iraniens, font fermement savoir que
cette négociation ne peut avoir qu'un seul but : convaincre Téhéran de renoncer
au développement de toute technologie sensible. Cette exigence se trouve
résumée par la formule "zéro centrifuge". Mais elle est précisément
inacceptable pour les Iraniens, qui ont fait de leur programme d'enrichissement
d'uranium une grande cause nationale. Ils sont prêts à le brider sur ses
aspects les plus sensibles, à l'entourer de contrôles supplémentaires, mais en
aucun cas à l'arrêter.
Sur cette
période, Jacques Chirac a pu au moins convaincre Georges W. Bush d'éviter toute
initiative destructrice, et même de faire quelques gestes en direction des
Iraniens : offre de pièces détachées pour les vieux avions Boeing de la flotte
iranienne placée sous embargo, levée de l'opposition américaine à l'entrée de
l'Iran à l'Organisation mondiale du commerce. Mais cette embellie est sans
lendemain. En Iran, le populiste Ahmadinejad a succédé à l'été 2005 à l'aimable
Président réformateur Mohammad Khatami, et ses propos incendiaires font monter
la tension de plusieurs crans. Le dossier iranien reprend sa marche vers le
Conseil de sécurité, où il atterrit en février 2006. Au même moment, l'Iran,
qui avait suspendu son programme d'enrichissement le temps de la négociation
avec les Européens, relance ses centrifugeuses et produit ses premiers grammes
d'uranium enrichi. Le Président Chirac s'efforce encore, dans l'ultime période de
son mandat, de renouer les fils de la négociation en tentant d’éviter le vote
de sanctions par le Conseil de sécurité, mais il est carrément à
contre-courant, y compris de ses propres troupes. ElBaradei, alors directeur
général de l'AIEA, évoque dans ses mémoires l'écart qu'il perçoit à cette
époque entre les propos entendus à l'Élysée et au Quai d'Orsay. En décembre 2006,
tombe la première résolution du Conseil de sécurité intimant à l'Iran de
suspendre à nouveau ses activités sensibles et lui infligeant, dans cette
attente, des sanctions prises en vertu des dispositions du chapitre VII de la
Charte des Nations Unies relatives aux menaces contre la paix. Téhéran, dont
les installations en cause sont restées sans interruption sous surveillance de
l'AIEA sans qu’aucune infraction n’y ait été relevée, dénie tout fondement
légal à cette résolution et refuse d'obtempérer.
L’arrivée
de Nicolas Sarkozy
Aux États-Unis,
les "faucons" ne voient à toute cette crise qu'une seule issue
crédible, le "Regime Change". Ils raniment alors la
perspective d'un bombardement des installations nucléaires, militaires et
stratégiques iraniennes. Entre temps, Nicolas Sarkozy a succédé à Jacques
Chirac. Il arrive avec la volonté affichée de renouer une relation cordiale
avec l'Amérique. Invité par le Président américain dans sa villégiature du
Maine lors de ses premières vacances d'été, il en revient suffisamment
impressionné par les propos de son hôte pour évoquer quelques jours plus tard
devant les ambassadeurs de France réunis à Paris la nécessité "d'échapper
à une alternative catastrophique : la bombe iranienne ou le bombardement de l'Iran".
Peu après, son premier ministre, François Fillon, visitant une unité de
blindés, apparaît aux journaux télévisés adossé à un char pour dénoncer la
menace nucléaire iranienne. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères,
n'est pas de reste. Tout en prônant une combinaison de négociation et de
sanctions, il invite " à se préparer au pire, et le pire, c'est la
guerre".
Dans cette
ambiance, Nicolas Sarkozy, porté par son tempérament, cherche d'abord à forcer
le destin. Il invite secrètement à Paris Ali Akbar Velayati, conseiller
diplomatique du Guide suprême, et envoie également à Téhéran ses émissaires.
Mais l'initiative tourne court. Le gouvernement d'Ahmadinejad fait savoir aux
Français qu'il n'est pas lié par les propos de Velayati et les hauts fonctionnaires
français qui se rendent en Iran n'y présentent aucune formule originale
susceptible de débloquer la situation. Nicolas Sarkozy, sans doute déçu de
n'avoir pu trouver un rôle à sa mesure, se positionne dès lors comme un
"dur" dans la relation avec l'Iran. Les Français, persuadés que
Téhéran poursuit sans désemparer ses visées nucléaires militaires, prennent
régulièrement position, au Conseil de sécurité comme au sein de l'Union
européenne, en faveur de sanctions renforcées. Ahmadinejad, bon connaisseur en
matière de propos outranciers, se plaint des déclarations du Président français
jugées agressives à l'égard de l'Iran.
C'est dans
cette ambiance tendue que tombe, en novembre 2007, un rapport public du
directeur de la communauté américaine du renseignement estimant "avec un
haut niveau de confiance" que l'Iran a interrompu fin 2003 son programme
clandestin de fabrication d'une arme nucléaire, et "avec un bon niveau de
confiance" qu'il ne l'a pas depuis repris. Il s'agit, pour les services
américains, de couper court à toute tentative de les instrumentaliser pour
justifier une action de force, comme naguère dans l'affaire irakienne. Ce
rapport soulève la fureur des "faucons" américains, mais aussi celle
des Français, qui s'empressent de déclarer qu'ils n'ont ni les mêmes
informations, ni les mêmes analyses. Mais le but est atteint :
l'éventualité de frappes contre l'Iran se dissipe, et ne réapparaîtra plus
jusqu'à la fin du mandat de George W. Bush.
Obama
ou la volonté d’en sortir
L'arrivée
d'Obama en janvier 2009 change la donne. Au cours de sa campagne, le futur
Président avait déjà pris position pour une solution négociée avec l'Iran. Dès
son arrivée à la Maison-Blanche, il émet des signaux de bonne volonté, tant
publics que privés, en direction de la République islamique. Les Français s'en
inquiètent, le font savoir, et s’affichent en partisans de la "fermeté",
au point de s'attirer les compliments appuyés des opposants à la ligne du nouveau
Président.
A l'été
2009, les équipes d'Obama préparent un ballon d'essai. Les Iraniens viennent de
faire connaître à l’AIEA leur besoin de renouveler le combustible d’un
inoffensif réacteur de recherche installé à Téhéran. Les Américains envisagent
de les aider à la condition que Téhéran accepte de se séparer de l'essentiel du
stock d'uranium légèrement enrichi qu'il a déjà accumulé grâce à l'activité de
ses centrifugeuses. En raison de leur propre législation, les États-Unis sont
empêchés de fournir eux-mêmes ce combustible, mais la Russie et la France
pourraient s'en charger. Ahmadinejad se montre aussitôt intéressé. Mais dans
les discussions qui se nouent au mois d’octobre, les Français, peut-être vexés
de n'avoir été informés du projet qu'en cours de route, se montrent si peu
coopératifs que les Iraniens en arrivent à demander publiquement qu'ils
quittent la table des négociations. Finalement, l'affaire ne se fera pas, en
raison de l'opposition de Khamenei, guide de la révolution, et du cœur
conservateur du régime, qui ne souhaitent pas qu'Ahmadinejad conforte sa
popularité au moyen d’un accord avec l'Amérique.
Une autre
affaire a éclaté peu avant. Depuis 2006 au moins, les services occidentaux
surveillaient la construction non loin de Qom, sur un site montagneux géré par
les Pasdaran, garde prétorienne du régime, d'une importante installation
souterraine. Ils acquièrent peu à peu la conviction qu'elle est vouée à
accueillir une unité d'enrichissement. A l'été 2009, les Français jugent le
moment venu de révéler au monde l'existence de cette installation clandestine,
même si elle est encore loin d'être prête à entrer en activité. Ils souhaitent
donner à cette annonce le plus grand éclat possible, peut-être pour créer le
maximum d'embarras à la République islamique à la veille, précisément, de la
négociation qui doit s'engager sur la fourniture du combustible destiné au
réacteur de Téhéran. Sarkozy propose de le faire à l'occasion de la réunion solennelle
du Conseil de sécurité qui se tient le 24 septembre à New-York sur les
questions de prolifération et de désarmement nucléaires à niveau des chefs d'État
et de gouvernement. Obama, qui a pris l'initiative de cette réunion, ne le
souhaite pas, considérant que l'affaire n'est pas à l'ordre du jour, et le
Président français, à l'étonnement du monde entier, réagit en le critiquant en
pleine séance, en termes à peine voilés, pour se laisser aller à des
généralités plutôt que de s'attaquer aux menaces du présent. L'affaire se
dénoue le lendemain à l'occasion de la réunion du G20 à Pittsburg. En une
conférence de presse hautement théâtralisée, Barack Obama, Nicolas Sarkozy et
le Premier ministre britannique George Brown annoncent ensemble l'existence de
l'installation souterraine en question, sans insister toutefois sur le fait
qu'elle ne contient encore aucune centrifugeuse. Ayant eu vent de tout cela,
les Iraniens se sont empressés de déclarer l'installation à l'AIEA un ou deux
jours avant la fameuse conférence de presse. Mais cette déclaration n'a pas reçu
de publicité. La surprise et l'émotion soulevées par les révélations des trois
dirigeants occidentaux sont donc immenses.
Français
contre Iraniens
De crises
en dialogues de sourds, la gestion du dossier nucléaire iranien s’alourdit de
nouvelles sanctions, et les Français sont chaque fois en première ligne
lorsqu’il s’agit de les mettre au point et de les faire voter. Ils n’hésitent
pas à critiquer en coulisse les hésitations américaines et s’attachent à
apparaître comme les premiers de la classe lorsqu’il s’agit de convaincre leurs
propres entreprises d’appliquer les sanctions adoptées. Les échanges
économiques, scientifiques, universitaires français avec l’Iran vont en
s’étiolant, même dans des domaines n’ayant aucun rapport avec le nucléaire ou
le militaire. L’arrestation en juillet 2009 puis la rétention pendant 10 mois à
Téhéran d’une jeune enseignante française, Clotilde Reiss, sous prétexte
d’espionnage, dégrade de plusieurs degrés supplémentaires la relation entre les
deux pays. A l’été 2011, Nicolas Sarkozy prend encore une fois position en
faveur d’une ligne dure à l’égard de l’Iran : « L’autre pays dont je
veux parler, c’est l’Iran. Ses ambitions militaires, nucléaires et balistiques,
constituent une menace croissante. Elles peuvent aussi conduire à une attaque
préventive contre les sites iraniens, qui provoquerait une crise majeure.
L’Iran refuse de négocier sérieusement et se livre à de nouvelles provocations.
À ce défi, la communauté internationale peut apporter une réponse crédible si
elle fait preuve d’unité, de fermeté et impose des sanctions plus dures encore.
Nous aurions tort d’en sous-estimer les effets : ils sont de plus en plus
perceptibles ». Ces propos entraînent une réponse du représentant iranien
aux Nations Unies dénonçant des « déclarations provocatrices, gratuites et
irresponsables contre l'Iran » et affirmant que son pays « n'hésitera
pas à agir en état de légitime défense pour riposter à toute attaque contre la
nation iranienne ». L’ambassadeur de France aux Nations Unies, Gérard
Araud, se lance aussi dans le débat : « Nous avons tout essayé avec
les iraniens. Tout a été proposé et aucune piste n’a été laissée au hasard.
L’Iran ne veut pas négocier avec la communauté internationale. L’Iran ne veut
pas aller de l’avant ».
La fin de
l’année 2011 apporte un nouveau rebondissement. Au mois de novembre, le
directeur général de l'AIEA publie en annexe à son rapport trimestriel sur
l'Iran au Conseil des gouverneurs un document préparé de longue date, et connu
d'un certain nombre d'initiés, sur les activités nucléaires clandestines de
l'Iran. Celles-ci, pour l’essentiel, concernent la période des années 1990 et
l’AIEA confirme au passage l’analyse des services américains selon laquelle le
programme iranien de fabrication de la bombe s’est interrompu fin 2003. Les
Iraniens nient tout en bloc mais l’abondance des détails fournis et
l’affirmation par l’AIEA que certaines activités utiles à l’obtention d’une
bombe pourraient avoir repris ou avoir été poursuivies produisent une nouvelle poussée
de fièvre. Nicolas Sarkozy prend alors la tête d’une mobilisation internationale
en faveur d’un renforcement des sanctions. Il s’engage en ce sens auprès du
Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, puis écrit aux chefs d’État et
de gouvernement d’Allemagne, du Canada, des États-Unis, du Japon, du
Royaume-Uni, ainsi qu’au président du Conseil européen et au président de la
Commission européenne, pour préconiser « des sanctions d’une ampleur sans
précédent ». Il propose en particulier le gel des avoirs de la Banque
centrale d’Iran et l’interruption des achats de pétrole iranien. Et de fait,
début 2012, se mettent en place de nouvelles sanctions américaines et
européennes aboutissant à un blocage à peu près général des échanges
économiques et financiers avec l’Iran.
Hollande :
le choix de la continuité
A noter qu’au même
moment, François Hollande mène sa campagne électorale. Il ne s’y exprime guère
sur les sujets de politique étrangère, mais fait une exception pour l’Iran.
Avant même la lettre de Nicolas Sarkozy aux dirigeants du monde, il affirme en
un communiqué : « Nous ne pouvons pas accepter que l’Iran
poursuive sa marche vers l’arme nucléaire. C’est là une menace grave pour la
région mais aussi pour l’Europe, et pour la communauté internationale toute
entière. L'avenir du régime de non-prolifération est en cause. ». Et il
revient peu après sur le sujet dans une tribune sur la force française de
dissuasion publiée par un hebdomadaire parisien : « C’est parce que
la France respecte pleinement ses obligations de puissance nucléaire qu’elle
est fondée à combattre sans faiblesse et sans concession ceux qui, dans le
monde, ont engagé des programmes dangereux pour sa stabilité. Je ne relâcherai
donc en rien les efforts pour résoudre, avec nos partenaires, les crises de
prolifération en Iran ou en Corée du Nord. ». À la veille du deuxième tour
de l’élection qu’il s’apprête à emporter, il déclare encore au journaliste
Jean-Marie Colombani : « Je n’ai pas critiqué la position ferme de
Nicolas Sarkozy par rapport aux risques de prolifération nucléaire. Je le
confirmerai avec la même force et la même volonté. Et je n’admettrai pas que
l’Iran, qui a parfaitement le droit d’accéder au nucléaire civil, puisse
utiliser cette technologie à des fins militaires. Les Iraniens doivent apporter
toutes les informations qui leur sont demandées et en terminer avec les
faux-semblants. Les sanctions doivent être renforcées autant qu’il sera
nécessaire. Mais je crois encore possible la négociation pour atteindre le but
recherché». Rien d’étonnant donc à ce que quelques mois plus tard, lors d’une visite
à Paris, le Directeur général de l’AIEA, Yukiya Amano, sur la question d’un
journaliste lui demandant : « l'approche de François Hollande sur
l'Iran est-elle différente de celle de Sarkozy ? » réponde :
« Dans le fond, je ne vois aucune différence ».
Quelques jours à peine après son élection, François
Hollande, présent aux États-Unis pour les sommets successifs du G8 et de
l’OTAN, a l’occasion de marquer sa fermeté à l’égard de l’Iran. La radiotélévision
iranienne produit en effet la surprise en annonçant le limogeage par le nouveau
Président de la République française de Jacques Audibert, Directeur des
affaires politiques au Quai d’Orsay, principal négociateur français sur le
dossier nucléaire. Les Iraniens, qui le considéraient comme un interlocuteur
difficile, ont pris leurs désirs pour des réalités. François Hollande apporte
aussitôt un clair démenti à la nouvelle : « oui, il y a une manœuvre
et une manipulation…M. Jacques Audibert qui est d'ailleurs présent ici est
notre négociateur... je lui fais toute confiance pour avoir la fermeté
indispensable dans cette négociation ». Cette confiance sera plus tard
confirmée, lorsque Jacques Audibert accèdera en juillet 2014 à la fonction de
conseiller diplomatique du Président de la République.
Et puis, le Président trouve un ministre des affaires
étrangères spontanément au diapason de sa perception du dossier nucléaire
iranien en la personne de Laurent Fabius. Celui-ci promet régulièrement de
« durcir les sanctions tant que l’Iran refusera de négocier
sérieusement ».Il s’inquiète même que « des éléments nucléaires se
retrouvent dans des mains qui ne sont pas des mains iraniennes ». Il
déplore que « la position nucléaire de l’Iran reste intangible » en
précisant qu’« elle s’inscrit dans le contexte plus général de
l'opposition croissante entre les Chiites et les Sunnites ». Il martèle en
de nombreuses circonstances : « nous sommes pour la double approche, d’un
côté les sanctions, de l’autre la négociation», en accompagnant souvent la
formule d’une autre encore plus lapidaire : « oui au nucléaire civil,
non à la bombe ». Et il ne cesse de réclamer un accord nucléaire
« robuste », façon de marquer sa crainte que les États-Unis, dans
leur volonté d’aboutir, ne se satisfassent d’un accord imparfait.
Les Français marginalisés
Mais pendant ce temps-là, les choses bougent sans les
Français. Dès juillet 2012, grâce à l’entremise du Sultan d’Oman, des contacts
secrets se nouent entre Iraniens et Américains. Ils prennent de la substance
après l’élection en juin 2013 à la présidence de la République d’Hassan Rouhani,
qui s’est fermement positionné durant sa campagne en faveur d’une solution négociée
de la crise nucléaire. Entre temps, au début de l’année, John Kerry, lui aussi
désireux de sortir de cette longue crise, a remplacé à la tête du Secrétariat
d’État américain Hillary Clinton, beaucoup plus réservée à l’égard de l’Iran. Il fait à un moment ou un autre passer
le message que les États-Unis sont prêts à évoluer en reconnaissant au moins de
fait la légitimité du programme nucléaire iranien et en renonçant à demander la
suspension de ses activités d’enrichissement, exigence qui bloquait depuis sept
ans toute possibilité de parvenir à un accord. A partir de là, tout s’accélère,
notamment à l’occasion de la venue à New-York du nouveau président iranien pour
participer à l’Assemblée générale des Nations Unies. Rouhani ne rencontre pas
Obama, ce qui serait prématuré, mais échange avec lui quelques propos en un coup
de téléphone aussitôt qualifié d’historique. François Hollande est en revanche
le premier dirigeant occidental qu’il rencontre, mais la conversation ne
débouche sur aucune avancée quant aux questions de fond.
A la mi-octobre,
la négociation nucléaire reprend à Genève entre l’Iran et le groupe dit P5+1,
réunissant les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, Chine, États-Unis,
France, Grande-Bretagne et Russie, plus l’Allemagne. De fait, les États-Unis
ont déjà fait en coulisse l’essentiel du travail et présentent à leurs
partenaires, début novembre, un premier projet d’accord définissant tous les
paramètres de la négociation devant conduire à un règlement complet et
définitif de la question nucléaire. Le document contient des mesures de
confiance réciproques : desserrement du régime de sanctions,
ralentissement du programme iranien, ainsi que les grandes lignes du but à
atteindre. Les négociateurs français, conduits par Jacques Audibert, découvrent
le texte et alertent leur ministre sur les failles qu’ils y repèrent. John
Kerry, pour sa part, se dirige vers Genève pour y formaliser l’accord qu’il
considère comme acquis, mais Laurent Fabius le prend de vitesse et, débarquant
avant lui, déclare tout de go qu’il n’est pas question pour les Français de se
rallier à « un accord de dupes ». Ce propos à l’emporte-pièce fait
aussitôt le tour du monde. Il sème la fureur chez les Américains, la consternation
chez les autres négociateurs… et la jubilation aux États-Unis comme au
Moyen-Orient chez tous les opposants à la politique d’Obama. À Genève, le texte
est remis à l’ouvrage, mais les Iraniens, considérant la première version comme
acquise, refusent de bouger. Il faut se séparer sans conclure.
La négociation
reprend un peu plus tard, une fois l’émotion retombée. Il apparaît que les points soulevés par les Français sont en
fait d’une importance relative et ne modifient pas l’équilibre du projet. Un
accord est finalement atteint le 24 novembre, mais l’incident créé par le ministre
français des affaires étrangères laisse des traces tout au long de la
négociation finale qui va s’étendre sur à peu près 18 mois pour aboutir le 14
juillet 2015 à l’accord dit Joint
Comprehensive Plan of Action (Plan
global et commun d’action). Les Américains, en particulier, se font plus
attentifs à informer leurs partenaires des progrès de leurs discussions avec
les Iraniens. Aucun nouvel accroc au sein du groupe P5+1 ne marque cette ultime
période, même si les Français lâchent de temps en temps des commentaires plutôt
acides destinés à bien marquer leur vigilance. Leur réputation de Bad Cops de la négociation est désormais établie, notamment auprès des
Monarchies de la Péninsule arabique qui s’inquiètent de tout ce qui pourrait
venir renforcer la main des Iraniens. François Hollande y est fêté comme un
héros, façon de faire comprendre à Obama qu’il devrait mieux tenir compte des
positions de ses amis. Hollande est ainsi le premier dirigeant occidental à
être invité à un sommet du Conseil de coopération du Golfe, en mai 2015, à
Riyad.
Fin juillet, alors
que l’administration américaine, Obama et Kerry en tête, déploie tous ses
efforts pour convaincre son opinion, et en particulier le Congrès, de l’excellence
de l’accord qu’elle vient d’obtenir, un coup de projecteur tombe encore sur les
Français. Et plus précisément sur le conseiller du Président, Jacques Audibert,
qui lors d’un entretien avec deux parlementaires américains de passage à Paris,
laisse entendre que si l’accord n’entrait pas en vigueur, ce ne serait pas la
fin du monde : après une ou deux années de querelles, les Iraniens
reviendraient à la table de négociation et pourraient s’y présenter encore
mieux disposés. Cette analyse va directement à l’encontre de l’argumentation
des dirigeants américains, qui répètent que l’accord atteint est le meilleur des
accords possibles et que sa non-application créerait une crise aux conséquences
incalculables. L’affaire n’aura pas de suite, mais conforte encore les
partisans de l’accord, aux États-Unis et ailleurs, dans l’idée que les
Français, décidément, n’ont jamais été de chauds partisans d’un compromis permettant
à l’Iran de sortir la tête haute de la crise nucléaire. Dans le même sens, il
est à noter que début 2015, les meilleurs experts stratégiques français
gravitant autour du Quai d’Orsay exprimaient ouvertement leur scepticisme sur
la possibilité de parvenir à un accord avec l’Iran dans le courant de l’année.
Et l’accord une fois conclu, leurs prises de position en sa faveur sont rares
et plus que modérées.
Bilan et
perspectives
Comment évaluer,
en conclusion, le rôle des Français en cette affaire ? Il se divise
clairement en deux époques, dont la césure coïncide avec la succession à la
Présidence de la République de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Dans la
première, les Français lancent la négociation et cherchent activement une
sortie de crise, mais l’administration de George W.Bush veille à empêcher tout
progrès. Le groupe de hauts fonctionnaires, fins praticiens des questions
stratégiques et des négociations multilatérales, qui a tenu le dossier tout au
long de la période, a plutôt été bridé par le pouvoir politique durant cette
première époque. Dans la seconde, il a pu au contraire faire valoir sans
entraves sa vision des choses. Les Français sont alors apparus en défenseurs
minutieux, parfois revêches, des intérêts de la lutte contre la prolifération. Pour
un pays qui avait été l’un des derniers à rejoindre le Traité de
non-prolifération, en 1992, soit 24 ans après son ouverture à la signature,
c’était une belle façon de démontrer son adhésion désormais sans faille à l’un
des principaux piliers de la sécurité internationale. Mais en s’attachant aux
règles et aux principes, plutôt qu’à leur traduction dans une situation donnée,
ce qui est après tout l’une des fonctions de la diplomatie, les Français ont
fini par s’interdire de jouer en cette affaire un rôle qui était à portée de la
France, celui du facilitateur œuvrant à rapprocher les parties. Dès lors, ils
n’ont plus pu peser sur le cours d’une négociation prise en main par l’administration
de Barack Obama avec une autorité croissante et la volonté pragmatique
d’aboutir. Devenus inutiles, donc marginalisés, il leur est resté au final pour
seule récompense la satisfaction un peu morose d’avoir été face au monde les vestales
du temple de la non-prolifération.
Quelle conséquence
de cette attitude sur la relation franco-iranienne et sur la position des
Français dans la zone du Golfe persique ? Du côté iranien, si, comme on
peut l’espérer, l’accord du 14 juillet dernier est appliqué sans crise majeure
par toutes les parties, il est vraisemblable que l’on ne tiendra pas rigueur
aux Français de leur comportement durant la dernière période des négociations.
Cette page est à présent tournée, l’important pour l’Iran est d’obtenir avec la
levée des sanctions la relance de son économie et son ouverture sur le monde.
Pour les Iraniens, la France a clairement un rôle à jouer dans cette nouvelle
phase. À cet égard, la visite réussie de Laurent Fabius à Téhéran dès la fin
juillet, l’invitation du Président Rouhani à Paris, l’empressement manifesté
par les entreprises françaises pour renouer avec l’Iran et l’accueil positif qui
leur a été réservé sont de bon augure. Il convient de rappeler ici qu’en 1988,
à la fin de la guerre Irak-Iran, alors que les relations entre Téhéran et Paris
étaient infiniment plus dégradées que dans la période récente, la volonté
commune de passer l’éponge avait permis de relancer sans difficulté les
relations entre les deux pays.
Enfin, pour peu
que l’on y prenne garde, la restauration de la relation franco-iranienne ne
devrait pas entraîner de détérioration de la relation avec les royaumes de la
Péninsule arabique. Quoi que l’on puisse penser du comportement de l’Arabie
saoudite, accessoirement du Qatar et des Émirats arabes unis, dans les crises
irakienne, yéménite et surtout syrienne, ces pays restent incontournables pour
rétablir la paix dans la région. Rien ne s’y construira de positif et de
durable sans un minimum de détente et de coopération entre eux et l’Iran. Il y
a là un rôle à jouer pour la France, un rôle conforme à sa vocation, celui du
pays qui parle avec tout le monde, toujours à la recherche de solutions.
(paru dans le N° 96 de la revue Confluences Méditerranée, hiver 2015-2016)
(paru dans le N° 96 de la revue Confluences Méditerranée, hiver 2015-2016)
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