article paru aujourd'hui sur le site de Boulevard Extérieur
En Arabie saoudite, une affaire de politique intérieure
Il a beaucoup été écrit que Sheikh al Nimr, prêcheur chiite
populaire dans la région de Qatif, dans l’est de l’Arabie saoudite, avait été exécuté
pour provoquer l’Iran et le monde chiite, qui mettent en ce moment la dynastie
saoudienne en difficulté, en Syrie, au Yémen, ou ailleurs. En réalité, cette opération
a été conduite pour des motifs de politique intérieure, l’emportant sur toute
autre considération. Quelle que soit la sévérité du jugement que l’on soit en
droit de porter sur une telle exécution, elle relevait de la raison d’État, dès
lors que les autorités saoudiennes étaient décidées à exécuter une quarantaine de
militants d’al Qaida, parmi lesquels un autre prêcheur saoudien, Fares al
Zahrani, tous impliqués dans une série d’attentats particulièrement sanglants
conduits dans le royaume au début des années 2000. Et cette décision-là était
une façon de répondre aux violentes critiques du leader de Da’esh, le calife autoproclamé
Abou Bakr al Baghdadi, qui dans un discours diffusé fin 2015, avait enjoint aux
Saoudiens de chasser sans plus attendre leurs dirigeants corrompus, apostats,
«valets des Juifs et des Croisés ». La famille royale a jugé nécessaire de
réagir par une démonstration de fermeté. Mais à partir du moment où il était
décidé de passer à l’exécution collective de ces partisans d’el Qaida, il
devenait politiquement nécessaire, pour ne pas s’attirer dans la population la
critique d’un « deux poids, deux mesures », d’y joindre les militants
chiites également détenus et condamnés à mort pour terrorisme.
Le sort du plus connu d’entre eux, Sheikh el Nimr, était dès
lors scellé. Peu importe qu’il ait toujours veillé, dans ses homélies
enflammées, à désapprouver l’usage de la violence armée. Il apparaissait comme
un fauteur de troubles, déloyal aux lois fondamentales du Royaume, ce qui
suffit en Arabie saoudite pour être désigné comme terroriste. Le seul geste
qu’aient accompli les autorités saoudiennes pour répondre à l’émotion de
l’opinion internationale qui s’inquiétait depuis quelque temps du sort de ce
groupe de Chiites, a été d’épargner la vie du jeune neveu de Sheikh al Nimr,
condamné lui aussi pour des actes séditieux, mais commis alors qu’il était
encore mineur.
En Iran aussi, une affaire de politique intérieure
Il semble qu’en Arabie saoudite, l’opinion ait, dans sa
majorité, favorablement accueilli cette vague d’exécutions. La famille du
Sheikh al Nimr a émis, quant à elle, une déclaration condamnant une « mise
à mort injuste » mais appelant la communauté chiite saoudienne à rester
fidèle à l’enseignement de leur martyr en faisant preuve « de retenue et
de contrôle ».
A l’extérieur en revanche, les protestations n’ont pas tardé
à fuser, notamment dans les mondes iranien et chiite. Les Saoudiens, évidemment,
s’y attendaient. L’une des premières réactions a été celle du Guide suprême, Ali
Khamenei. Forte de ton, elle n’avait rien sur le fond pour les inquiéter
puisqu’elle en appelait à la « vengeance divine », façon de laisser à
la Providence le soin de poursuivre l’affaire. Mais les ultra-radicaux iraniens
leur ont alors apporté un cadeau inespéré, la mise à sac de l’ambassade
d’Arabie saoudite à Téhéran et du consulat saoudien à Machhad, en une opération
conduite, là encore, d’abord pour des raisons de politique intérieure. C’était ce
qui pouvait le mieux embarrasser le Président modéré Hassan Rouhani, partisan
de l’ouverture sur le monde extérieur et de l’apaisement des relations avec le
grand voisin saoudien. Et le mettre en difficulté sur le plan international,
c’était l’affaiblir aussi sur le plan intérieur alors que s’approchent deux
élections nationales programmées pour fin février, celle du Parlement, et celle
de l’Assemblée des experts, chargée de choisir un nouveau Guide en cas de mort
ou d’incapacité du tenant de la fonction.
Mais pour Rouhani, et même pour les hiérarques de la
République islamique, pas question de se laisser entraîner dans une crise
internationale incontrôlée à un moment où se joue une partie importante pour
l’avenir du régime, celle de l’application de l’accord nucléaire conclu le 14
juillet dernier, dont la mise en œuvre reste fragile. Rouhani a donc personnellement
condamné avec véhémence la mise à sac de l’ambassade, et promis que ses auteurs
seraient arrêtés et condamnés. Le Guide suprême s’est tu, mais les Pasdaran,
dont on aurait pu imaginer qu’ils aient été les instigateurs de l’opération, se
sont empressés de la désavouer. Qui donc en a été à l’origine ? Quelques
prêcheurs du Vendredi ont mis en cause des « infiltrateurs » pilotés,
bien entendu, par les États-Unis et par Israël…
Maîtriser les effets de l’affaire sur les autres dossiers,
notamment le dossier syrien
Dans l’immédiat, les Saoudiens ont tiré profit de cette
violation grossière des règles internationales pour se replacer en meilleure position.
Ils ont pu rompre à bon droit leurs relations diplomatiques avec l’Iran et
entraîner avec eux une demi-douzaine de pays du Golfe et du monde arabe :
façon de pousser à nouveau l’Iran vers la catégorie des États parias, comme à
l’heureuse époque où il était empêtré dans la crise du nucléaire, pour le plus
grand confort de l’Arabie saoudite. L’Iran a bien tenté de retourner la
situation en protestant contre le bombardement, survenu peu après, de son
ambassade au Yémen par les forces de la coalition anti-houthi conduite par
l’Arabie saoudite, mais il est vite apparu que l’opération n’était en rien
dirigée contre la mission diplomatique iranienne, l’impact se situant à
plusieurs centaines de mètres de son périmètre.
Il semble bien que l’on soit décidé de tous côtés à ne pas laisser
ce différend bloquer l’évolution du dossier le plus brûlant de la région, le
dossier syrien, dont la solution nécessitera forcément un minimum d’accord
entre Iran et Arabie saoudite. John Kerry a aussitôt téléphoné à Téhéran et à Riyad,
la Russie, la Turquie, l’Irak ont proposé leur médiation, Oman et le Koweït y
travaillent peut-être déjà. Le Représentant saoudien auprès des Nations Unies y
a déclaré que la rupture des relations diplomatiques avec l’Iran ne modifierait
en rien les efforts de son pays pour parvenir à une sortie de la crise
syrienne. Le vice-ministre des Affaires étrangères iranien chargé de la Syrie a
déclaré de son côté que cette rupture des relations diplomatiques aurait,
certes, un impact sur le dossier, mais que l’Iran resterait engagé à la recherche
d’une solution. Le ministre des affaires étrangères lui-même, Mohammad Javad
Zarif, a écrit au Secrétaire général des Nations Unies que l’Iran n’avait
aucune intention de provoquer « une escalade des tensions dans la
région ». L’exécution de Sheikh el Nimr laissera une émotion et un
souvenir durables au Moyen-Orient. Mais il est permis d’espérer que la crise
proprement politique qu’elle a déclenchée ira en s’apaisant. Une réconciliation
entre Iran et Arabie saoudite est certes encore lointaine, mais au moins
devrait-on pouvoir éviter de nouveaux dommages.
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