mercredi 2 juillet 2014

Mauvais accord plutôt que pas d’accord ?

« Mieux vaut pas d’accord qu’un mauvais accord » : a-t-on entendu à satiété ces derniers temps à propos de la négociation en cours avec l’Iran.

Vraiment ? Bien entendu, chacun comprend ce que signifie « pas d’accord ». Mais comment savoir à quel moment un accord devient mauvais, plutôt que bon ou même moyen ? C’est là qu’arrivent les experts. Un mauvais accord, expliquent-ils, est un accord qui permettrait aux Iraniens de produire l’uranium hautement enrichi nécessaire pour une bombe en moins de six mois. Un mauvais accord est un accord qui ne ferait pas la lumière complète sur les recherches qu’ils ont menées dans le temps pour fabriquer la bombe. Un mauvais accord est un accord qui les laisserait poursuivre leur programme de missiles balistiques. Et cætera…Et l’on finit par comprendre que tout accord moins que parfait ne pourrait être qu’un inacceptable mauvais accord.

Mais ce genre d’approche va à l’encontre de tout processus diplomatique, fait de compromis et d’échanges. Il aboutit à la conclusion qu’un accord parfait est un accord qui n’a pas eu à être négocié, et dans lequel le gagnant rafle toute la mise. Et de fait, beaucoup pensent que la non-prolifération est une affaire trop cruciale pour être soumise à compromis. Elle ne mérite que des accords parfaits.

L’Histoire, pourtant, ne confirme pas cette façon de voir. Le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), mère de tous les accords de non-prolifération, est, dans son ensemble comme en détail, un vaste compromis. Certains pays sont autorisés à développer des arsenaux nucléaires, mais pas les autres. Les pays qui ont accepté de renoncer à toute ambition nucléaire militaire sont quand même autorisés à pousser leurs capacités nucléaires jusqu’à la fine démarcation au-delà de laquelle commence la fabrication d’un engin nucléaire explosif. Personne n’était heureux du résultat au moment où le TNP a été conclu et personne ne se satisfait aujourd’hui de la situation à laquelle ce dispositif a abouti.

Le TNP apparaît donc comme un accord profondément imparfait : au fond, un mauvais accord. C’est en tous cas ce que la France a longtemps pensé, puisqu’elle a mis plus de vingt ans à y adhérer. Mais aurait-il mieux valu ne pas avoir d’accord ? Non, évidemment. Dans un genre différent, les accords de limitation d’armements stratégiques conclus pendant et après la Guerre froide entre l’URSS puis la Russie et les États-Unis, et signés du côté américain par les Présidents Nixon, Carter, Reagan, George H.W. Bush, Obama… étaient certainement fort imparfaits. Aurait-il mieux valu qu’ils ne fussent jamais signés ?

Pour revenir à la négociation avec l’Iran, l’envie prend d’être provocant en écrivant qu’à peu près n’importe quel accord (dans les paramètres de la négociation en cours) serait préférable à une absence d’accord. L’absence d’accord signifie en effet le développement sans contrôle du programme iranien, la croissance continue de ses capacités d’enrichissement et de son stock d’uranium enrichi, l’achèvement d’un réacteur de recherche hautement plutonigène, éventuellement la reprise des recherches sur la fabrication d’un engin nucléaire. Et par voie de conséquence l’exacerbation des tensions entre la communauté internationale et la République islamique, pouvant aboutir à des frappes sur les installations nucléaires iraniennes et à une confrontation armée.

Au regard de telles perspectives, un accord imparfait retrouve tout son charme. Souvenons-nous que les relations internationales sont nourries de processus itératifs. Les accords parfaitement agencés, cherchant à régler toutes les questions, produisent rarement des résultats durables. C’est l’histoire du traité de Versailles… L’important est de saisir au bon moment ce qui se trouve à portée de main. L’art de la diplomatie tient précisément à la capacité de discerner, puis de lier ensemble les points extrêmes de ce qui peut être accepté de bon gré par des parties en conflit. Il intègre aussi l’humilité de laisser à d’autres le soin de régler plus tard les questions sans solution immédiate, en pariant sur le fait que le nouvel environnement créé par les questions réglées offrira de nouvelles perspectives. Il garde à l’esprit l’idée qu’un accord même imparfait, s’il est fidèlement appliqué de part et d’autre, peut devenir une machine à produire de la confiance. C’est ce qui s’est passé avec le Plan commun d’action conclu le 24 novembre dernier entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, plus l’Allemagne, et l’Iran. Cet accord provisoire, donc par essence imparfait, a créé les circonstances favorables à la recherche d'un dispositif plus ambitieux.

Au stade actuel des négociations, comment donner un tour concret à ces considérations générales ? Regardons la question la plus difficile, à savoir le niveau acceptable des activités iraniennes d’enrichissement. Sur ce point, la zone évidente de compromis tourne autour du maintien pour plusieurs années de ces activités à leur présent niveau, étant entendu qu’il conviendrait de les exprimer en Unités de travail de séparation (UTS) pour neutraliser l’incidence du remplacement éventuel des centrifugeuses actuelles par des centrifugeuses plus performantes. Le chiffre à retenir serait alors de 8.000 à 10.000 UTS par an.

Pour cela, les Iraniens devront admettre qu’ils n’ont pas besoin d’une capacité d’enrichissement de taille industrielle (50.000 UTS et au-delà) tant que ne seront pas sorties de terre leurs futures centrales nucléaires. Ils devraient au contraire tirer avantage de ce délai pour mettre au point des centrifugeuses plus performantes et plus sûres que le modèle primitif, à très faible rendement, qui forme l’essentiel de leur parc actuel de centrifugeuses. Ils auraient aussi tout intérêt à faire de sérieux progrès en matière de fabrication de combustibles nucléaires s’ils veulent être prêts le jour venu à satisfaire au moins partiellement les besoins de leurs futures centrales.


Les Occidentaux, de leur côté, doivent prendre en compte l’insurmontable difficulté politique pour le gouvernement iranien à envisager un démantèlement même partiel d’une capacité nationale d’enrichissement si durement acquise. Il est vrai qu’accepter le maintien de cette capacité à son niveau actuel porte en théorie le risque de voir les Iraniens acquérir rapidement des quantités significatives d’uranium hautement enrichi, s’ouvrant ainsi la voie vers la bombe. Mais au regard des conséquences autodestructrices d’une rupture d’accord aussi flagrante, le risque paraît limité, certainement beaucoup plus limité que les risques créés par l’absence de tout accord. Un tel risque est-il vraiment ingérable pour la coalition des pays les plus puissants au monde, avec tout leur potentiel diplomatique, de renseignement, et de planification opérationnelle ? Bien sûr, un tel compromis sera dénoncé avec une véhémence égale comme un mauvais accord par les critiques des deux bords. C’est pourquoi il forme probablement le bon compromis, ou dit autrement, un accord ni  bon, ni mauvais : mais mieux encore, un accord équitable.

paru en version anglaise sur le site Lobelog http://www.lobelog.com/bad-deal-better-than-no-deal/

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