Mon ami l'éminent épidémiologiste Marcel Goldberg faisait remarquer que les risques de l'amiante n'ont vraiment commencé à intéresser les gens qu'au moment où des professeurs et des étudiants d'université, à Jussieu notamment, ont découvert qu'ils étaient insidieusement menacés par leur environnement. Jusque là, l'amiante ne tuait ou n'handicapait que des prolétaires, on le savait, mais les faiseurs d'opinion ne se sentaient pas concernés.
De même, les problèmes de la faim n'ont commencé à nous agiter, et surtout à émouvoir la Banque mondiale et bien d'autres spécialistes du développement, que lorsque la faim a commencé à toucher les gens des villes. La faim, on le savait bien, régnait déjà dans les campagnes du monde pauvre, mais il fallait des poussées de grandes famines pour déclencher des interventions humanitaires. Encore celles-ci ne résolvaient rien au fond. Car la faim dans les villages faisait partie, et fait encore partie, de l'ordre des choses.
La grande peur du nucléaire se nourrit aussi du sentiment général d'être menacé dans son quotidien par un ennemi invisible. Les risques statistiques, malgré les fuites deci delà de matières fissiles, et même malgré Tchernobyl, sont pourtant très faibles. Là où le nucléaire crée sans doute le plus de dommages, c'est dans sa partie amont, dans les processus d'extraction et de traitement du minerai d'uranium, mais là, l'on retrouve l'indifférence qui a longtemps entouré le sort des travailleurs de l'amiante. Et bien entendu, l'uranium tue infiniment moins que le charbon : officiellement, dix morts de mineurs par jour en Chine, et sans doute bien plus, si l'on considère le caractère informel de beaucoup d'exploitations.
Même les gentilles éoliennes qui nous fabriquent une énergie si propre, et qui rassurent notre mauvaise conscience quant au sort que nous préparons aux générations futures, posent aussi quelques problèmes : c'est qu'il faut d'abord les fabriquer, puis les insérer dans un milieu donné, enfin les entretenir. Les travailleurs espagnols d'une entreprise de réparation de pales d'éolienne ont été récemment très lourdement intoxiqués par les résines et les peintures qu'ils devaient utiliser. L'on ne manquera pas de voir un jour les inconvénients de l'énergie éolienne pour l'environnement quand elles seront plantées par centaines, peut-être par milliers, sur le plateau continental à proximité de nos côtes océaniques.
Question du même ordre en ce qui concerne les panneaux solaires. Les trois quarts de panneaux que s'apprête à installer l'Europe sur son territoire sont ou seront importés de Chine. Dans quelles conditions y sont-ils fabriqués? Lorsque l'on connaît le lourd ratio de production de CO2 des sources d'énergie chinoises, est-on bien sûr qu'au final le bilan de l'énergie ainsi produite sera aussi innocent qu'on le rêverait?
actualité politique, vie internationale, coopération culturelle et aide au développement, français de l'étranger.
mardi 30 septembre 2008
dimanche 14 septembre 2008
Un autre regard sur l'Afghanistan
Sarah Chayes est une talentueuse journaliste américaine qui a couvert l'entrée de la Coalition en Afghanistan, en particulier à Kandahar. Elle y est retournée pour y conduire une mission humanitaire et a séjourné pendant quelque deux ans dans cette ville pourtant réputée peu accueillante pour les Occidentaux. Elle en a rapporté un témoignage "La punition de la vertu", qui présente une réalité fort éloignée du discours simplifié sur "notre combat pour les valeurs" et contre "les barbares moyenâgeux et terroristes qui prennent les populations en otage". En voici un extrait éclairant. Je le livre en écho au décapant article publié il y a quelques jours par Christophe Jaffrelot dans "le Monde" sur le sens de notre engagement en Afghanistan.
"L'on m'a souvent demandé si nous avions le droit, nous Occidentaux, "d'imposer la démocratie" à des gens "qui pourraient tout simplement n'en pas vouloir" ou qui pourraient "n'y être pas prêts". Je pense, au moins pour ce qui concerne l'Afghanistan, que l'on a exactement inversé la question. De mes discussions avec des Anciens et avec beaucoup d'autres, j'ai constaté que les Afghans savent précisément ce qu'est la démocratie, même s'ils ne sont pas forcément capables de définir le terme. Et ils la réclament. Ils attendent de leur gouvernement ce que la plupart des Américains et des Européens attendent des leurs : des routes carrossables, des écoles pour leurs enfants, des médecins aux diplômes certifiés pour qu'ils n'empoisonnent pas les gens, un minimum de responsabilité publique des gouvernants, et de la sécurité, de la loi et de l'ordre. Et ils veulent réellement participer d'une certaine façon à forger le destin de leur pays.
Mais les Afghans ont reçu très peu de tout cela, grâce à des seigneurs de la guerre comme Gul Agha Shirzai, que l'Amérique a contribué à maintenir au pouvoir. La politique américaine en Afghanistan n'a pas imposé, elle n'a même pas encouragé la démocratie, comme le proclamait le gouvernement des Etats-Unis. Elle a au contraire barré la route de la démocratie. Elle a institutionnalisé la violence.
L'imprévisibilité déstabilise l'esprit humain. Il était clair, et les habitants de Kandahar le disaient sans ambages, que l'oppression des Taliban avait pesé plus lourdement sur eux que l'oppression qu'ils connaissaient à présent. Et pourtant, du temps des Taliban, il y avait un système : il y avait la loi et l'ordre. Il y avait une certaine version du Droit. L'on connaissait les règles car elles étaient explicites. Et quand on les respectait, si dures et intransigeantes qu'elles fussent, l'on était à peu près tranquille d'avoir la paix.
Maintenant, à les écouter, il n'y avait plus de loi. L'oppression était arbitraire. Elle frappait sans raison, et donc déstabilisait les gens. Peut-être le nombre d'incidents réels à Kandahar n'était-il pas si élevé. Il n'était certainement pas aussi élevé que du temps des Moujaheddin, et les habitants de Kandahar le reconnaissaient. Ils étaient reconnaissants à la présence américaine pour le calme relatif qu'elle avait apporté, assurant que si les soldats américains s'en allaient, le sang coulerait dans les rues comme la rivière Arghandab au moment du dégel. Mais l'imprévisibilité de ces incidents, leur aspect arbitraire, leur donnaient une capacité démesurée à déstabiliser les esprits.
Et les gens commençaient à se souvenir du temps des Taliban. Ils parlaient de la possibilité de circuler en auto dans Herat la nuit, libres de peur. Ils évoquaient ce temps où ils pouvaient laisser une liasse de billets enveloppée dans un châle en pleine rue, pendant qu'ils allaient acheter ailleurs des melons. Ils commençaient à évoquer avec nostalgie la paix des Taliban.
Ainsi, l'image un peu effacée des anciens Taliban commençait à se reconstituer, dans la tête des gens, comme une alternative. Pas attractive, certes, mais comme n'étant pas totalement hostile aux intérêts des gens non plus. Rien d'idéologique n'entrait dans le raisonnement. Leur pensée était pratique, et ils se souvenaient qu'ils avaient tiré des avantages pratiques de la loi des Taliban."
"L'on m'a souvent demandé si nous avions le droit, nous Occidentaux, "d'imposer la démocratie" à des gens "qui pourraient tout simplement n'en pas vouloir" ou qui pourraient "n'y être pas prêts". Je pense, au moins pour ce qui concerne l'Afghanistan, que l'on a exactement inversé la question. De mes discussions avec des Anciens et avec beaucoup d'autres, j'ai constaté que les Afghans savent précisément ce qu'est la démocratie, même s'ils ne sont pas forcément capables de définir le terme. Et ils la réclament. Ils attendent de leur gouvernement ce que la plupart des Américains et des Européens attendent des leurs : des routes carrossables, des écoles pour leurs enfants, des médecins aux diplômes certifiés pour qu'ils n'empoisonnent pas les gens, un minimum de responsabilité publique des gouvernants, et de la sécurité, de la loi et de l'ordre. Et ils veulent réellement participer d'une certaine façon à forger le destin de leur pays.
Mais les Afghans ont reçu très peu de tout cela, grâce à des seigneurs de la guerre comme Gul Agha Shirzai, que l'Amérique a contribué à maintenir au pouvoir. La politique américaine en Afghanistan n'a pas imposé, elle n'a même pas encouragé la démocratie, comme le proclamait le gouvernement des Etats-Unis. Elle a au contraire barré la route de la démocratie. Elle a institutionnalisé la violence.
L'imprévisibilité déstabilise l'esprit humain. Il était clair, et les habitants de Kandahar le disaient sans ambages, que l'oppression des Taliban avait pesé plus lourdement sur eux que l'oppression qu'ils connaissaient à présent. Et pourtant, du temps des Taliban, il y avait un système : il y avait la loi et l'ordre. Il y avait une certaine version du Droit. L'on connaissait les règles car elles étaient explicites. Et quand on les respectait, si dures et intransigeantes qu'elles fussent, l'on était à peu près tranquille d'avoir la paix.
Maintenant, à les écouter, il n'y avait plus de loi. L'oppression était arbitraire. Elle frappait sans raison, et donc déstabilisait les gens. Peut-être le nombre d'incidents réels à Kandahar n'était-il pas si élevé. Il n'était certainement pas aussi élevé que du temps des Moujaheddin, et les habitants de Kandahar le reconnaissaient. Ils étaient reconnaissants à la présence américaine pour le calme relatif qu'elle avait apporté, assurant que si les soldats américains s'en allaient, le sang coulerait dans les rues comme la rivière Arghandab au moment du dégel. Mais l'imprévisibilité de ces incidents, leur aspect arbitraire, leur donnaient une capacité démesurée à déstabiliser les esprits.
Et les gens commençaient à se souvenir du temps des Taliban. Ils parlaient de la possibilité de circuler en auto dans Herat la nuit, libres de peur. Ils évoquaient ce temps où ils pouvaient laisser une liasse de billets enveloppée dans un châle en pleine rue, pendant qu'ils allaient acheter ailleurs des melons. Ils commençaient à évoquer avec nostalgie la paix des Taliban.
Ainsi, l'image un peu effacée des anciens Taliban commençait à se reconstituer, dans la tête des gens, comme une alternative. Pas attractive, certes, mais comme n'étant pas totalement hostile aux intérêts des gens non plus. Rien d'idéologique n'entrait dans le raisonnement. Leur pensée était pratique, et ils se souvenaient qu'ils avaient tiré des avantages pratiques de la loi des Taliban."
mercredi 3 septembre 2008
Avenir de l'action extérieure : un inquiétant discours
A l'occasion de la réunion annuelle des ambassadeurs, Bernard Kouchner vient d'exposer les changements qu'il va apporter à l'organisation et aux méthodes de son ministère.
Pour le traitement des "enjeux mondiaux", une nouvelle direction générale va être créée, pour l'essentiel par récupération des moyens de la direction générale de la coopération et du développement et de la direction économique. Jusque là rien à dire.
Cette nouvelle direction générale sera elle-même, selon le ministre, organisée en quatre pôles. C'est là que les choses pourraient se gâter.
Le premier pôle chargé de la "politique d'attractivité" devra mobiliser nos atouts en matière de recherche, de technologie, d'enseignement supérieur, d'expertise technique. Il assurera la tutelle d'un opérateur extérieur au ministère, regroupant une série d'organismes existants qui assurent d'une part l'accueil des étudiants et des stagiaires en France, d'autre part l'envoi à l'étranger de nos missionnaires et coopérants techniques. Ce regroupement d’opérateurs, en raison de l’hétérogénéité de leurs activités, n'apportera probablement pas la valeur ajoutée espérée : tout juste un échelon bureaucratique supplémentaire. Mais il y a plus sérieux.
"La diversité culturelle et linguistique" sera traitée dans le second pôle, qui assurera la tutelle d'une ou plusieurs nouvelles agences à créer. Si l'on en crée plusieurs, elles perdront vite, au rythme des réductions de crédits qui s'annoncent (-20% en 2009 pour notre action culturelle) toute visibilité. Privé de la coopération scientifique et technique (situé apparemment dans le premier pôle), ce second pôle traitera, quoi qu'en dise le ministre, de la culture au sens étroit du terme : diffusion de la langue française, création littéraire et artistique.
L'environnement, l'énergie et les ressources naturelles, la santé et l'éducation seront traités dans le troisième pôle, l'économie mondiale et les stratégies de développement dans le quatrième. Et là on a du mal à comprendre. Comment travailler sur la santé et l'éducation dans un pôle, sur le développement dans l'autre? D'autant que l'éducation relève tout aussi bien du deuxième pôle (coopération linguistique) sans oublier le premier (coopération universitaire). Comprenne, et surtout agisse, qui pourra...
Que devient dans cette affaire le réseau de nos services, centres et instituts culturels à l'étranger? Dans chaque pays, ces entités seront regroupées dans un"espace France". C'est une bonne (et ancienne) idée. Mais de qui dépendront-ils? Si les hommes restent attachés au ministère des affaires étrangères comme on croit le comprendre, et si les moyens d'agir sont donnés aux agences à créer, l'on va instaurer d'une part un réseau extérieur sans moyens, de l'autre des agences sans réseau extérieur. Bonjour les querelles de bureaux et de personnes, bonjour les dégâts.
Deux autres soucis.
Bernard Kouchner annonce la création d'une direction de la prospective associant à son travail "les meilleurs représentants de l'université, des think tanks et de la société civile". Fort bien. Mais un peu ingénument, il annonce aussi que cette direction sera "le correspondant des services français dédiés au renseignement, pour ce qui concerne leurs activités d'analyse". Il y a lieu de craindre que nos chercheurs et universitaires n’accepteront pas d'être ainsi instrumentalisés.
Dernière inquiétude : l'annonce, au nom de la citoyenneté européenne, "d'un plan de transformation profonde de notre réseau consulaire européen". Déjà, indique le ministre, la suppression de consulats en Espagne et en Italie "a été saluée par le président de la Commission européenne comme un geste profondément européen". Et Bernard Kouchner insiste : " Il faudrait le faire partout. Nous allons le faire partout." Là, l'on pourrait en arriver danser plus vite que la musique. Tant que nous n'aurons pas d'état civil européen, tant qu'un fonctionnaire allemand ou grec ne pourra pas délivrer un passeport à un Français, tant qu'il faudra porter secours à un compatriote âgé ou malade en Ecosse ou en Irlande du Nord, nous aurons besoin de consulats, et de vrais consulats, pas de ces consulats dits "d'influence", fantômes de consulats, qui n'aident plus personne et qui d'ailleurs, privés de tous moyens, n'influencent plus personne.
Pour le traitement des "enjeux mondiaux", une nouvelle direction générale va être créée, pour l'essentiel par récupération des moyens de la direction générale de la coopération et du développement et de la direction économique. Jusque là rien à dire.
Cette nouvelle direction générale sera elle-même, selon le ministre, organisée en quatre pôles. C'est là que les choses pourraient se gâter.
Le premier pôle chargé de la "politique d'attractivité" devra mobiliser nos atouts en matière de recherche, de technologie, d'enseignement supérieur, d'expertise technique. Il assurera la tutelle d'un opérateur extérieur au ministère, regroupant une série d'organismes existants qui assurent d'une part l'accueil des étudiants et des stagiaires en France, d'autre part l'envoi à l'étranger de nos missionnaires et coopérants techniques. Ce regroupement d’opérateurs, en raison de l’hétérogénéité de leurs activités, n'apportera probablement pas la valeur ajoutée espérée : tout juste un échelon bureaucratique supplémentaire. Mais il y a plus sérieux.
"La diversité culturelle et linguistique" sera traitée dans le second pôle, qui assurera la tutelle d'une ou plusieurs nouvelles agences à créer. Si l'on en crée plusieurs, elles perdront vite, au rythme des réductions de crédits qui s'annoncent (-20% en 2009 pour notre action culturelle) toute visibilité. Privé de la coopération scientifique et technique (situé apparemment dans le premier pôle), ce second pôle traitera, quoi qu'en dise le ministre, de la culture au sens étroit du terme : diffusion de la langue française, création littéraire et artistique.
L'environnement, l'énergie et les ressources naturelles, la santé et l'éducation seront traités dans le troisième pôle, l'économie mondiale et les stratégies de développement dans le quatrième. Et là on a du mal à comprendre. Comment travailler sur la santé et l'éducation dans un pôle, sur le développement dans l'autre? D'autant que l'éducation relève tout aussi bien du deuxième pôle (coopération linguistique) sans oublier le premier (coopération universitaire). Comprenne, et surtout agisse, qui pourra...
Que devient dans cette affaire le réseau de nos services, centres et instituts culturels à l'étranger? Dans chaque pays, ces entités seront regroupées dans un"espace France". C'est une bonne (et ancienne) idée. Mais de qui dépendront-ils? Si les hommes restent attachés au ministère des affaires étrangères comme on croit le comprendre, et si les moyens d'agir sont donnés aux agences à créer, l'on va instaurer d'une part un réseau extérieur sans moyens, de l'autre des agences sans réseau extérieur. Bonjour les querelles de bureaux et de personnes, bonjour les dégâts.
Deux autres soucis.
Bernard Kouchner annonce la création d'une direction de la prospective associant à son travail "les meilleurs représentants de l'université, des think tanks et de la société civile". Fort bien. Mais un peu ingénument, il annonce aussi que cette direction sera "le correspondant des services français dédiés au renseignement, pour ce qui concerne leurs activités d'analyse". Il y a lieu de craindre que nos chercheurs et universitaires n’accepteront pas d'être ainsi instrumentalisés.
Dernière inquiétude : l'annonce, au nom de la citoyenneté européenne, "d'un plan de transformation profonde de notre réseau consulaire européen". Déjà, indique le ministre, la suppression de consulats en Espagne et en Italie "a été saluée par le président de la Commission européenne comme un geste profondément européen". Et Bernard Kouchner insiste : " Il faudrait le faire partout. Nous allons le faire partout." Là, l'on pourrait en arriver danser plus vite que la musique. Tant que nous n'aurons pas d'état civil européen, tant qu'un fonctionnaire allemand ou grec ne pourra pas délivrer un passeport à un Français, tant qu'il faudra porter secours à un compatriote âgé ou malade en Ecosse ou en Irlande du Nord, nous aurons besoin de consulats, et de vrais consulats, pas de ces consulats dits "d'influence", fantômes de consulats, qui n'aident plus personne et qui d'ailleurs, privés de tous moyens, n'influencent plus personne.